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m’agitaient que de penser que je fus guéri de ma passion. J’oscillais, tenace, entre mon idéal de comédien polymorphe et de Pierrot aux lèvres closes. Que de fois j’ai erré autour de bouis-bouis hasardeux et de music-hall fétides, avec l’envie irrésistible d’entrer et de m’offrir. Passionné des foires, à la fois attiré et repoussé par leur cacophonie bruyante, leur grésillement de friture, leurs saltimbanques en maillot, que de fois j’ai songé à figurer sur des planches mal jointes, en une baraque de toile ! combien j’ai envié la roulotté errante, chariot de Thespis des humbles ! Je m’obstinais à ma chimère. Il est étrange que je me sois révélé plus tard romancier, et non dramaturge, avec un tel amour du théâtre. J’y suis resté fidèle toute ma vie et, après Valvins, nos tréteaux de campagne successifs attestèrent, pour moi bien plus que pour mon frère, la persistance d’un goût dominateur.


Mon début dans les lettres fut donc Pierrot assassin de sa femme, brochurette dont la première édition est aujourd’hui introuvable. Fernand Beissier en avait écrit la préface, et un bon hasard voulut qu’elle fût éditée par l’excellent Paul Schmidt, vieil imprimeur alsacien, rude et bonne figure d’ouvrier patron ; moustaches grises et calotte noire. Son minuscule cabinet de travail donnait sur l’atelier où les types en blouse piochaient dans la casse. Il aimait son métier, et tout ce qu’il publiait était très soigné : ses elzévirs avaient une grâce nette toute particulière.

C’est une grande fierté que devoir imprimer sa première œuvre : tout y est ivresse, le choix des caractères, du papier, la correction inhabile des épreuves « à la brosse. » Paul Schmidt m’apprit à faire les deleatur et me montra les signes conventionnels. Quelle bonne odeur d’encre grasse a le premier exemplaire, avec sa couverture vierge ; quelle émotion à plonger le coupe-papier dans ces pages encore humides ! Et puis, par-là, mon Pierrot irrévélé vivait, sinon en chair et en os, du moins en essence et pensée ; et, s’il n’avait pas le brillant habit colorié par Chéret, dans la pantomime d’Hennique et d’Huysmans, du moins pouvait-on le voir, l’imaginer, suivre geste à geste son long soliloque tragique. Sous une forme, sinon plastique, du moins graphique, s’incarnait le type conçu