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je communiais avec elle dans la dévotion à la France… La guerre, loin de terrasser son âme, l’exalta : elle se plaignit seulement de n’être ni jeune, ni riche, de n’avoir plus rien qu’elle pût offrir à son pays, excepté les derniers battements de son cœur. Encore s’ingénia-t-elle à la servir à sa façon : elle est morte en tricotant pour vos soldats de petites serviettes éponges que j’ai eu, à mainte reprise, la satisfaction de leur distribuer dans les boues de l’Yser et dans les tranchées de la Somme.

Là-dessus, il m’a tendu la main :

— Retenez, de grâce, le nom de Mme Chênes : ce fut celui d’une grande Française.

Et il s’en est allé, par crainte de me laisser voir son émotion.

Le premier jour de février s’est levé pour nous sur les approches du Nouveau Monde. Un soleil énorme brûle sans flamme dans les hauteurs glaciales d’un ciel démesuré. Du fond de l’Occident une côte émerge, voilée, mystérieuse. Quelle Amérique allons-nous découvrir, cette fois ? Nous sommes plusieurs qui nous le demandons avec angoisse, cependant que, les passes de l’Hudson franchies, les permissionnaires saluent de leurs vivats la Liberté colossale, qui semble marcher à notre rencontre sur les eaux, — symbole de celle dont ils ont trois courtes semaines à jouir. Campbell ne s’associe point à leur allégresse. Debout à l’écart, il contemple en silence la nuée roussâtre où commencent à s’inscrire les façades géométriques des bâtiments de New-York, pareilles à de gigantesques rangées de dominos d’inégales dimensions. Comme nous l’abordons, ma femme et moi, pour lui faire nos adieux, il nous révèle de lui-même le secret de sa mélancolie :

— Je devrais être content d’arriver, n’est-ce pas ? Eh bien ! non. Je tremble à la pensée de retrouver mes compatriotes tels que je les ai quilles. Qu’avons-nous encore de commun ?

Que comprendrai-je à leurs préoccupations ? Que comprendront-ils aux miennes ? J’essaie en vain de me persuader que je suis un Américain qui rentre en Amérique : je reste un homme du front qui débarque chez des neutres.

Nous longeons, sur notre gauche, les bassins de Hoboken où sont internés les paquebots hambourgeois, avec le monstrueux Vaterland les dominant tous de sa puissante