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moment-là par les soins et sous la surveillance d’un autre Américain de la grande espèce, le professeur Piatt Andrew, de Harvard. Un mois plus tard il était en France.

La France ! Je n’avais pas été sans entendre le fervent : au revoir ! qu’il lui avait adressé, comme elle achevait de se dissoudre dans les grisailles de l’horizon, le soir du départ. Depuis, il ne s’est pas écoulé de jour où il ne m’ait recherché, malgré sa réserve, pour parler d’elle. S’il ne l’a pas dans le sang, lui, en revanche, il l’a dans l’âme, et à quelle profondeur ! Je lui ai demandé, cet après-midi, quand et comment elle était si despotiquement entrée en lui. Il m’a répondu :

— Songez que je suis né à la Nouvelle-Orléans où vous n’ignorez pas qu’elle est encore partout vivante. Je l’y ai respirée dans l’air avec mon premier souffle. A fréquenter, tout enfant, les vieilles rues du quartier français, j’appris, sans qu’il m’en coûtât aucun effort, les rudiments de votre langue et de votre histoire. Les noms de vos grands conquistadors mississipiens, les La Salle, les Iberville, les Bienville, ont longtemps sonné plus familièrement à mon oreille et chanté plus clair à mon imagination que ceux des Washington et des Lincoln… Lorsque les affaires de mes parents les obligèrent à monter vers le Nord et que je dus m’adapter à un milieu exclusivement américain, j’en éprouvai d’abord une sorte de déracinement moral. Quelque chose de vital me manquait, qui n’était ni la tiédeur des brises du Sud, ni la verdure éternelle des lataniers de marais, ni l’arôme des magnolias en fleur. Quoi donc ? Je ne le découvris qu’à des années de là, quand, un beau jour, un jour inoubliable, je retrouvai soudain la France, sous le toit d’un de mes compagnons de travail, en la personne de sa mère, Mme Chênes, une veuve âgée, infirme, presque aveugle. Oh ! l’admirable femme ! Emigrée aux États-Unis après 1870, elle y avait connu tous les déboires, tous les chagrins. Ni l’adversité, ni la vieillesse n’avaient altéré son humeur : à plus de quatre-vingts ans, elle était restée aimable, spirituelle, enjouée, charmante ; en un mot, elle était restée Française. D’être admis dans son intimité me fut comme un rapatriement. Elle me rendait ce que j’avais eu de plus cher dans mon passé et dont la nostalgie me hantait à mon insu : le parfum de votre civilisation, de votre culture. Son humble cottage de Grantwood, dans le New Jersey, devint pour moi un sanctuaire où