Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/328

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui a porté un coup fatal. Quant à son compère, vous devinez de quel cœur nous lui avons souhaité bon voyage.

Quatre heures de l’après-midi. Sous l’ardent soleil oblique, les grandes Dionysiaques du Sud battent leur plein. Je me réfugie contre la bacchanale des sons et l’orgie des couleurs dans la plus hospitalière oasis de silence et de pénombre qui se puisse rêver. La Howard memorial Library présente à l’extérieur l’aspect d’une forteresse moyenâgeuse, en granit rouge, dont aucun bruit ne saurait percer les murs massifs ; à l’intérieur, c’est un sanctuaire des livres, où règne un jour mystique, distribué pieusement par de douces et calmes verrières. Là officie l’homme du monde qui, avec le vicomte de Villiers du Terrage, possède le mieux l’histoire de la colonisation française aux bouches du Mississipi. D’ailleurs, sur quoi ou sur qui M. William Béer n’est-il pas renseigné ? Ce Celte de la Cornouaille anglaise a mené longtemps une vie toute celtique, c’est-à-dire un peu errante et, en apparence, décousue. Jeune, il a eu soif de l’univers, et il n’y a pas une route du globe où il ne se soit hasardé, pas une, non plus, où il n’ait, en dépit du proverbe, ramassé quelque mousse : ses connaissances sont sans limites, comme sa serviabilité. Devenu sédentaire en vieillissant, il s’est retiré dans une bibliothèque à son goût, dont il est le volume le plus rare, le plus attachant et, si je ne m’abuse, le plus consulté.

Ce fut sous les auspices de l’abbé Prévost que nous nous liâmes, il y a une dizaine d’années, lors de ma première visite à la Nouvelle-Orléans. J’avais désiré relire sur place la mort de la divine Manon, et l’on m’avait adressé à la Howard memorial Library. M. Beer eut la gracieuseté de m’apporter lui-même le roman. Une conversation s’engagea où je me bornai très tôt à jouer passionnément le rôle d’écouteur. Lorsqu’elle prit fin, je savais ce que j’avais toujours ignoré jusque-là : que « le chevalier des Grieux » n’était pas un personnage de pure fiction ; qu’il avait réellement existé en chair et en os ; qu’il était officier de la marine du Roi ; qu’il commandait, en 1719, un des navires de la flottille sur laquelle Bienville alla mettre le siège devant Pensacola ; qu’il avait donc droit d’être honoré comme un des patrons de la Louisiane, et que ses restes, sans doute, y reposaient. Prévost l’avait-il rencontré ? Tenait-il directement de lui la poignante aventure d’amour d’une des cent ou deux