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REVUE DES DEUX MONDES

Tout le monde voulait avoir, voir tout au moins et lire l’endiablée Libre Belgique. On copiait les articles qui plaisaient davantage ; on en tirait de nouvelles copies pour la propagande. Des jeunes filles déclamaient avec âme, dans les réunions de famille, portes bien closes, les passages les plus violents, les plus émouvants.

On était loin de se douter pourtant des difficultés inouïes que rencontraient les audacieux citoyens qui risquaient leur liberté et même leur vie à la confection du pamphlet hebdomadaire. Voilà donc une publication qui vivait dans des conditions aussi défavorables que possible. Il n’y avait pas de directeur : il n’y en eut jamais. Pas davantage de rédacteur en chef. C’est tout juste si quelqu’un, — et on ne savait pas où il perchait, — centralisait la copie qui arrivait des quatre coins de la cité, en suivant au petit bonheur les sentiers d’un véritable labyrinthe. Quand un des hommes chargés de la besogne suprême tombait victime d’une trahison ou du hasard, un autre reprenait le fardeau jusqu’au jour où un successeur se dressait spontanément, au soir même d’une catastrophe. Ainsi les coureurs de Lucrèce se passaient le flambeau. Circonstance typique : en l’espèce, on ne se connaissait pas, et il arriva même qu’au lieu d’un centre il y en eut quelquefois deux, qui se fusionnaient bientôt, après des tâtonnements amusants. La Libre, comme on l’appelait communément, ne mourait pas pour si peu.

Quand les rédacteurs se soupçonnaient de ramer sur la même galère, ils se faisaient scrupule d’en rien laisser paraître. Un jour, par exemple, Fidelis se rend en tram au Palais de Justice où l’appellent les devoirs de sa profession. Sur la plate-forme s’installe Ego, qui est médecin. Ils se connaissent. L’avocat sait, lui, que le médecin est Ego. Le médecin a de vagues raisons de croire que l’avocat est de la rédaction. Il n’en sait pas plus long. Il cause de la Libre et vante les articles de Fidelis et aussi ceux d’Ego. Fidelis opine du bonnet. Le tram est à destination. Les amis se serrent la main, ils n’ont pas trahi leur cher secret.

C’était évidemment une vie de chien que menaient les collaborateurs. Toujours sur le qui-vive, ils sentaient autour d’eux le vol de l’aigle boche qui cherchait une proie, le bec ouvert en angle, de 45°.