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jusque-là sur une France affaiblie et sur une Russie absolument disposée à seconder la politique bismarckienne, la transformation qui commençait était l’objet d’une attention soutenue de la part de tous les gouvernements. Ils s’en inquiétaient plus particulièrement en constatant qu’en Serbie, en Bulgarie, en Roumanie, des protectorats nouveaux se substituaient à l’influence russe avec les encouragements de l’Allemagne et de l’Autriche. Ils remarquaient non sans surprise que la Russie arrêtée en 1878 à San Stefano était plus respectueuse des clauses du traité de Berlin, ourdi contre elle, que les gouvernements qui le lui avaient imposé.

Il semble alors que Bismarck est pris au dépourvu et qu’il s’irrite de son impuissance à conjurer les événements qu’il redoute. Tandis qu’il prépare la guerre contre la France, il ne cesse de protester de ses intentions pacifiques ; mais il n’empêche pas qu’un frémissement belliqueux agite toute l’Europe, convaincue qu’un conflit sur le Rhin serait le signal d’une conflagration générale. En Russie comme en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, on redoublait d’activité dans les armements, des concentrations de troupes s’opéraient, la Belgique se fortifiait sur la Meuse. Seule la France restait immobile, elle dissimulait ses craintes sous une impassibilité voulue et, redoutant de paraître provocatrice, elle laissait sa frontière à découvert, se réservant de prendre au besoin, par la voie diplomatique, l’Europe à témoin de la loyauté de sa conduite et de la fausseté des griefs qu’on lui imputait.

En de telles circonstances, Laboulaye, laissé sans instructions spéciales, s’attachait à deviner ce que ferait la Russie, si la France était attaquée. Bien qu’il fût tenu à beaucoup de réserve, il tirait des propos de de Giers cette conclusion rassurante qu’en ce cas l’Empereur « dirait son mot. » Quand il communiqua cette réponse à M. Flourens, celui-ci trouva dangereuse l’action de l’ambassadeur. Si le langage du ministre russe était connu à Berlin et si Bismarck apprenait qu’il était dû à une démarche de la France, ne verrait-il pas dans ce fait une provocation ? Cette critique ne tint pas devant les explications de l’ambassadeur à qui M. Flourens, en prévision d’un péril qu’il voyait grandir, dicta lui-même une démarche nouvelle, plus pressante que la première et qu’il expliquait en disant dans son entourage infime : « Notre salut est dans les mains de Laboulaye. »