Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/491

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rien perdre de la cérémonie que la nouveauté des circonstances rendait particulièrement intéressante.

En attendant la formation du cortège, je parcourus les différentes salles du Palais où se trouvaient réunis plusieurs milliers de généraux, d’officiers de tous grades et de fonctionnaires civils. Cette foule chatoyante de couleurs vives, étincelante de broderies d’or et d’argent, chamarrée de décorations, était rangée le long des salles, de manière à laisser libre un passage pour le cortège impérial.

Jusque-là, rien de changé à ce qu’on était habitué à voir au Palais d’Hiver les jours de grande cérémonie. Soudain, entre les deux haies d’uniformes bigarrés, commença à déferler le sombre flot des élus du peuple se rendant dans la salle du Trône pour y attendre l’Empereur ; et, pour la première fois, dans cette demeure d’un élégant style rococo, bâtie pour l’impératrice Elisabeth par l’Italien Rastrelli, dans ce palais où, pendant cent cinquante ans, s’étaient déployées les pompes d’une des cours les plus somptueuses de l’Europe, on vit pénétrer une foule franchement démocratique. Dans cette foule on distinguait çà et là quelques fracs endossés pour la circonstance par des avocats ou des médecins de province, voire quelques uniformes ; mais ce qui y dominait, ce n’était même pas le simple habit bourgeois, c’était le long « caftan » du paysan ou le veston de l’ouvrier de fabrique. Ce contraste faisait un spectacle nouveau et saisissant ; mais ce qui était surtout poignant, c’était, à mesure qu’entre les deux rangs de militaires et de fonctionnaires les députés passaient en files serrées, d’observer, de part et d’autre, l’expression des visages. Tel vieux général, tel bureaucrate blanchi sous le harnais, cachait à peine la stupeur, — disons : l’indignation, — que lui causait l’envahissement de l’enceinte sacrée du Palais d’Hiver par ces intrus. Si l’on se tournait du côté des députés, on pouvait saisir au passage des regards illuminés par le triomphe, parfois des traits crispés par la haine. Spectacle symbolique et d’une intense émotion dramatique : la Russie d’hier se trouvait subitement face à face avec la Russie de demain. Qu’allait-il résulter de cette rencontre ? Le vieux monde hiérarchisé du tsarisme se montrerait-il assez souple pour accueillir ces nouveaux venus et lâcher de collaborer avec eux à la régénération du pays ? Ou bien se produirait-il un choc d’où naîtraient de