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destinées de la Russie ne commirent de faute plus grande, plus fatale à la cause même qu’ils défendaient. Les paysans entrèrent à la Douma entièrement dominés par l’idée fixe d’obtenir en faveur de leur classe le partage des terres. Profondément ignorants de toutes les autres questions qui allaient se débattre à la Douma, indifférents aux libertés politiques réclamées par les libéraux, ils étaient prêts à soutenir tout parti qui leur promettrait la réalisation intégrale de leurs aspirations agraires ; or, on sait que les Cadets avaient inscrit en tête de leur programme non seulement la distribution aux paysans des terres appartenant à la couronne, aux apanages de la famille impériale et aux couvents, mais aussi l’expropriation forcée à leur profit des terres des grands et moyens propriétaires. Le parti radical pouvait dès lors entièrement compter sur l’appui de la grande majorité des députés paysans. Sous ses auspices et avec la participation des socialistes, se forma le parti « travailliste, » — le deuxième groupement de la Douma par ordre d’importance numérique, — composé surtout de paysans représentants du socialisme agraire et comptant une centaine de membres ; les autres paysans, même ceux qui se réclamaient du parti conservateur, restèrent d’autant plus sous la dépendance absolue des Cadets, que la question agraire devint rapidement le pivot principal des débats de la Chambre.

M. Stolypine reconnut du premier coup d’œil, — et je partageai entièrement son opinion, — toute l’étendue de l’erreur fatale commise par le Gouvernement et des conséquences qui devaient en résulter. Que cette erreur eût pour auteurs des bureaucrates confinés dans l’atmosphère des ministères de Saint-Pétersbourg et totalement étrangers à la vie intense qui se manifestait à l’intérieur du pays, rien n’était plus compréhensible. A l’égard des paysans, on avait dans les sphères gouvernementales des idées et des illusions vieilles d’un demi-siècle : on s’y représentait encore le paysan comme le soutien naturel du Trône et de l’Autel et, chose incroyable, on n’y tenait aucun compte de ses appétits agraires et de ses tendances anarchistes qui s’étaient pourtant révélées avec tant de force dans le courant des années précédentes. Que de fonctionnaires de la trempe de M. Boulyguine eussent partagé ces illusions, je le répète, il n’y avait pas lieu de s’en étonner ; mais ce que je ne suis pas jusqu’à ce jour parvenu à