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confluent de toutes les passions, de tous les appétits et de toutes les agitations. La question agraire domina bientôt toutes les autres et, après avoir fait l’objet de longues et violentes discussions, finit par provoquer une collision décisive entre la représentation nationale et le Gouvernement et par être la cause immédiate de la dissolution de la première Douma.


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Arrêtons-nous un peu plus longuement à cette importante question.

Les origines du problème agraire russe remontent au grand acte par lequel, environ cinquante ans auparavant, l’Empereur Alexandre II abolit en Russie le servage. Contrairement à ce qui avait eu lieu dans les contrées de l’Europe occidentale, les paysans russes non seulement reçurent la liberté individuelle, mais furent en même temps dotés de terres. Cette particularité de la réforme de 1861 aurait pu donner au régime agraire en Russie une base extraordinairement solide et assurer à la classe paysanne russe un avenir de grande prospérité si, par malheur, le Gouvernement n’avait commis à cette occasion une faute que j’ai déjà signalée, — la plus lourde des fautes, — celle de fonder ce régime non sur la propriété individuelle, mais sur le « mir, » ou propriété collective communale.

En attribuant la terre non aux paysans individuellement, mais aux collectivités communales, le législateur entendait maintenir en Russie un régime issu, croyait-on alors, des profondeurs de la conscience russe, et du même coup se conformer aux indications de la science la plus moderne. Ce régime devait exclure à tout jamais la formation en Russie d’un prolétariat agraire et rendre impossible une révolution contre la richesse individuelle, les revendications des révolutionnaires européens se trouvant déjà réalisées dans le « mir. » Toute la terre appartenant à la commune qui la redistribuait à ses membres au bout d’une certaine période, l’individu, déclarait-on, ne pouvait s’appauvrir, puisque, même au cas de l’appauvrissement du père, le fils conservait son droit, par suite d’un nouveau partage, à son lot de terre. Le régime du « mir » satisfaisait, en plus, les aspirations égalitaires très répandues de tout temps en Russie et particulièrement à la mode à l’époque où s’élaborait la loi agraire.