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quelques instants. En évoquant aujourd’hui, après douze années révolues, le souvenir de cette nuit, je ressens dans toute sa force le sentiment de profonde tristesse qui m’étreignait à ce moment où la Russie, déjà éprouvée par tant de souffrances et d’agitations, allait être engagée dans une voie au bout de laquelle je ne prévoyais que de nouvelles et plus cruelles épreuves. La mélancolie qui se dégageait du tableau que j’avais sous les yeux rendait ce sentiment encore plus poignant, et je me rappelle que, tout en marchant et songeant à tous les maux dont souffrait mon pays, je répétais machinalement les vers d’un de nos poètes qui fait dire à cette nuit livide et comme malade d’insomnie :

Poursuivant au-dessus de Vous ma course inlassable,
J’ai vu de mes yeux inquiets
Tant de souffrances, tant de larmes et tant de mal
Que moi-même je n’ai pu m’endormir…

Dans le cabinet de travail de M. Goremykine je trouvai réunis au grand complet tous les membres du Conseil des Ministres, à l’exception de M. Stolypine, qui était resté au Ministère de l’Intérieur pour y veiller pendant la nuit aux mesures de précaution rendues nécessaires par le coup de force qui se préparait pour le lendemain. En attendant le retour de M. Goremykine, le Conseil s’occupait de l’expédition de quelques affaires courantes. Enfin, vers minuit, nous entendîmes le timbre annonçant l’arrivée du Président du Conseil et nous vîmes aussitôt s’encadrer dans la porte sa figure de vieux bureaucrate : dès le seuil, affectant les grandes manières des anciennes cours, il nous adressa en français celle phrase que, de toute évidence, il avait soigneusement préparée le long de la route : « Eh bien ! Messieurs, je vous dirai comme Mme de Sévigné apprenant à sa fille le mariage secret de Louis XIV : je vous le donne en mille, je vous le donne en cent, devinez ce qui se passe… »

J’eus à ces mots comme une lueur d’espoir que la proposition de dissolution avait été rejetée par l’Empereur ; mais cet espoir ne fut que de courte durée. Après avoir joui un moment de nos mines ébaubies, M. Goremykine nous annonça qu’il rapportait dans son portefeuille l’oukase de dissolution signé