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ne me serais dans aucun cas prêté à une guerre de conquête. Mais combien peu reconnaîtront ces vérités qui, un jour, auront une évidence historique, même en Allemagne, si, comme je l’espère, la cupidité n’y a pas éteint l’esprit de Goethe et l’âme de Beethoven. Quelle malédiction auprès du vulgaire que la défaite ! il faut savoir se taire et attendre.


A la princesse Wittgenstein.

3 janvier 1871.

Ma chère princesse,

Votre lettre a été la bienvenue et je me hâte d’y répondre. Je ne dirai rien des événements : ils sont cruels ; mais, comme vous, je suis très persuadé qu’ils auront d’autres effets que ceux qui apparaissent. Après des épreuves plus ou moins longues, la France retrempée reprendra ses destinées auxquelles l’Allemagne se montre manifestement incapable de succéder, par l’infériorité morale qu’elle révèle en même temps que sa force matérielle. Je la croyais moins forte selon le monde et plus grande selon Dieu, plus généreuse, plus magnanime. Du reste, il vaut mieux qu’il en soit ainsi et que nous nous rachetions nous-mêmes par les larmes et par le sang.

Il m’a paru peu digne de voir qui que ce soit en ce moment sur ce plateau de Moncalieri, aux villas toutes dépeuplées l’hiver ; j’en ai choisi une et je suis venu m’y enfermer comme dans un cloître. Mon père et Daniel sont venus nous y rejoindre et nous vivons là entre nous, sans aucune relation extérieure, tout entiers au travail, à la retraite. Je m’occupe de mon livre sans savoir quand je le publierai et, sans doute, cela ne sera pas prochainement. Jusqu’à ce que la paix soit revenue, je n’ai qu’à me taire et à subir avec un esprit de douceur et de résignation les insultes, les mauvais jugements et les persécutions.

Que deviendrai-je après cela ? Voilà la troisième fois qu’au moment où je vais, après tant d’épreuves, toucher au port, je suis saisi par la vague et rejeté en pleine mer. Je vais donc de nouveau me remettre à ramer. Pendant un temps plus ou moins long, je ne pourrai rien tenter en politique, à cause de l’impopularité qui, en France surtout, s’attache aux vaincus. Je prouverai sans doute de cet exil pour reprendre ma robe d’avocat et assurer un patrimoine à mes enfants. Tant que je