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inhabité leur promenade lustrée, noble, familière et roucoulante, est encore ce qui donne le mieux à mon esprit la mesure de la majesté du lieu.

Entre tous ces endroits charmants, un labyrinthe d’étroits couloirs, dont une porte où un esclave peut aisément barrer l’entrée ; des murs nus, blanchis à la chaux ; et dans le plafond un trou carré, traversé de barreaux de fer, par où descend la lumière. Pas la moindre décoration, comme si les corridors de cette vaste demeure n’avaient pas été achevés. Évidemment l’esprit arabe n’éprouve pas comme le nôtre le besoin d’une perfection totale. À quoi bon décorer un lieu où la vie ne séjourne pas ? Ces couloirs nus sont à l’image de ce pays où de grands espaces vides séparent des endroits pleins d’agrément et de civilisation. Le sentiment qui tant de fois a inspiré la poésie arabe, le plaisir de retrouver l’eau courante, la verdure et l’ombre après le bled embrasé, guide aussi les architectes dans la construction des palais. C’est à dessein que dans les salles les plus richement décorées, la muraille reste toujours nue et blanche entre les mosaïques, qui règnent dans le bas, et le bandeau de plâtre qui porte sur sa dentelle la somptuosité du plafond. Et la même raison veut sans doute qu’entre ces cours et ces jardins on laisse ainsi les corridors à leur triste abandon, afin de multiplier le plaisir d’arriver à l’improviste dans un de ces enclos enchantés.

Pour qui fut bâti ce palais qui semble le vestige d’un âge qui n’a jamais existé, et où tout aurait été gentillesse, grâce, musique, poésie ? Pour quelle femme divine, pour quel poète charmant ?… Mais non, tout cela date d’hier. Ce palais fut construit pour le moins poète des hommes, le grand vizir Ba Ahmed, qui fut, il y a quelque vingt ans, dans la jeunesse d’Abd et Aziz, le vrai maître du Maroc. C’était un demi-nègre, né de l’union baroque d’un Noir et d’une femme juive. Laid, un énorme ventre sur des jambes courtes et maigres, mais fort intelligent, autoritaire, impitoyable, faisant donner la bastonnade au jeune Abd et Aziz, toujours suivi, quand il sortait dans la ville, de gardes qui appréhendaient rudement et traînaient en prison tout passant assez hardi pour jeter les yeux sur le Vizir. Dans je ne sais laquelle de ces pièces fastueuses, du matin jusqu’au soir, il donnait des audiences, expédiait les affaires, sans même quitter, au moment des repas, le divan où il était accroupi.