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Corcos, l’argentier des Sultans, le millionnaire du Mellah. Je vais chez lui quelquefois, pour l’entendre raconter les histoires d’un vieux Maroc, qu’il connaît comme personne et qu’il raconte avec un détachement ironique, bien étranger à l’Islam. Sa maison est une des rares qui soient propres au Mellah. On y entre par une cour remplie de la paille hachée dont se nourrissent ânes et mulets. Au milieu, une haute, une immense balance, faite pour peser des centaines de kilos, se dresse avec son fléau, comme un gibet à deux branches. Dans un coin, un réduit sombre, meublé d’un coussin déchiré et d’un petit bureau sans pieds pour écrire accroupi. C’est là que travaille le bonhomme, qu’il traite les affaires courantes, qu’il paye, reçoit, compte et mesure. Il me prend la main, et par un étroit escalier, nous gagnons un balcon de bois qui domine la cour intérieure. On entrevoit au fond des chambres des berceaux balancés par de grosses matrones aux bras nus, des matelas sur lesquels sont couchés de vieilles gens qui ont l’air à l’agonie. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? D’autres pièces offrent un aspect bourgeois de très vieille maison de province, avec leurs petits placards vitrés, chargés de verrerie, de porcelaines, d’objets d’argent ; des lits, des armoires à glace, une machine à coudre ; mais sur les murs blanchis à la chaux quelque arbre de Jessé ou les Lions de Juda, grossièrement peinturlurés, rappellent qu’on n’est pas ici chez le notaire de Ruffec ou d’Amboise.

Il faudrait être Balzac, pour décrire ce logis, pour retrouver les couleurs et les ombres avec lesquelles il peignait quelque vieil intérieur de Saumur ou de Limoges ; les grandes fortunes commençantes, la maison d’un père Grandet ou d’un Sauviat tout occupé de ses affaires, tandis que sa fille perd son âme à lire Paul et Virginie ; ces demeures où des drames se jouent entre des générations qui ne se comprennent plus… Cette maison est remplie d’enfants qui grandissent prés de ce vieillard, sans se douter encore que bientôt cette vie leur apparaîtra aussi bizarre, aussi lointaine qu’elle me l’apparaît à moi-même. Qui connaîtrait bien ce logis pourrait se faire une idée des transformations profondes qui se préparent dans la juiverie du Maroc. Déjà les fils du bonhomme ont abandonné le vieux costume traditionnel pour les vêtements européens : ses petites-filles jouent du piano, parlent français, sont élevées chez « les