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sœurs, » et habillées a la mode de Paris transformée par Marrakech. Mais lui reste fidèle aux antiques usages, garde l’antique vêtement et les babouches noires et le foulard bleu à pois blancs jeté par-dessus la calotte et noué autour du menton. Pendant qu’il me raconte avec aménité la suite compliquée des intrigues, des trahisons, des meurtres qui sont l’ordinaire de l’histoire moghrabine, le bruit de la machine à coudre, les notes_ hésitantes d’un piano accompagnent son récit. Ses petites filles viennent nous saluer avec une gentille révérence et des phrases polies qui sentent le couvent. Dans la cour, l’égorgeur rituel saigne un poulet qui crie. Par la fenêtre ouverte, arrivent d’une école voisine où l’on enseigne le français, des phrases comme celles-ci, qui entraînent l’esprit dans un rêve dément, et que répètent, comme un verset de la Loi, les enfants du Mellah : « Nos ancêtres les Gaulois… » ou bien encore :

Mon père, ce héros au sourire si doux…

Alors tout danse devant moi, les deux Lions de Juda, l’arbre de Jessé sur le mur, et la fausse pendule peinte et sa clef peinte elle aussi, pendue à un clou imaginaire. Je n’écoute plus le père Corcos ; je n’entends plus ni le piano, ni la machine à coudre, ni les cris du poulet : je n’ai d’oreilles que pour ces phrases folles, qui résonnent d’une façon tout à fait extravagante dans ce ghetto saharien.


V. — LE DÉPART DES ASKRIS

Le rendez-vous est pour quatre heures du matin.

J’ai le temps ; le muezzin n’a pas encore chanté. J’avance avec ma lanterne dans les rues tout à fait noires. Un peu de fraîcheur règne encore sur la grande ville obscure, qui d’ici quelques instants, dès que le soleil aura franchi les cimes de l’Atlas, va devenir une vaste chose brûlante. Pas le moindre braiement d’âne ; pas encore un cri de coq. Silence aux portes des mosquées. Silence devant les fontaines, si agréablement animées tout le jour par le va-et-vient des enfants et des âniers porteurs d’eau. Dans les bassins tranquilles, sous les voûtes de brique ou les hauts portiques de cèdre, les génies, dont l’imagination marocaine peuple le monde des eaux, semblent