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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/158

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logique impitoyable, par ses exigences de dessinateur et son génie de psychologue Cette manie de la perfection nous a coûté de beaux ouvrages. L’artiste n’arriva pas à ruiner son talent, parce qu’on ne détruit pas le don, qui survit à tous les naufrages et à la désorganisation elle-même de l’esprit ; mais il l’égara dans des recherches impraticables, et finit par y perdre la raison.

C’est vers la soixantaine que commencent d’apparaître les signes de ce désordre funeste. A ce moment La Tour, peut-être déjà malade et afin de changer d’air, ou simplement pour voir chez eux ses maîtres préférés, parcourait la Hollande. C’est le seul voyage qu’il ait fait depuis celui de Londres, près de quarante ans auparavant. En 1766, il se trouvait près d’Utrecht, reçu chez des amis qu’il avait connus à Paris quelques années plus tôt, la famille de Zuylen. Un érudit Genevois, M. Philippe Godet, a publié dans cette Revue [1], voici quelque trente ans, des circonstances fort curieuses du séjour de l’artiste aux Pays-Bas. La maison de Zuylen était en effet celle à laquelle appartenait l’aimable jeune fille qui devint Mme de Charrière. La Tour entreprend le portrait de ce gracieux modèle, — portrait retrouvée naguère par le même érudit dans une collection de Genève, — et c’est le futur auteur de Caliste qui nous donne les précieux détails qu’on va lire.

N’eut été le charme du vieillard, il paraît que les séances auraient été cruelles. Ne commençait-il pas par s’aviser d’une ressemblance qui tantôt lui rappelait la duchesse de Rohan, tantôt je ne sais quelle autre beauté célèbre ? Cette double expression n’était pas aisée à fondre sur une figure. Laissons parler Belle de Zuylen : « Je ne m’ennuie point, écrit-elle, parce qu’il sait causer ; il a de l’esprit, a vu bien des choses, connu bien des gens curieux... Mais je lui donne une peine incroyable ; quelquefois il lui prend une inquiétude de ne pas réussir qui lui donne la fièvre, car absolument il veut que le portrait soit moi-même... »

Tout se termine par un drame : l’éternel mécontent détruit le portrait. Voici l’histoire : « Mon portrait par La Tour a été admirable. Nous pensions toucher à une ressemblance parfaite. Tous les jours nous pensions que ce serait la dernière séance,

  1. Voir la Revue du 1er juin 1891.