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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/159

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il n’y avait qu’un rien à ajouter aux yeux. Mais ce rien ne voulait pas venir, on cherchait, on retouchait, ma physionomie changeait sans cesse. Je ne m’impatientais pas, mais le peintre se désolait, et à la fin il a fallu effacer la plus belle peinture du monde, car il n’y avait plus ni ressemblance, ni espoir d’en donner. Cependant il recommence tous les matins et ne me quitte de tout le jour non plus que mon ombre... »

En effet, il ne perd pas courage. Il commence un nouveau portrait : « Depuis deux mois, il en est au second et me peint tous les matins, toute la matinée... J’espère qu’il laissera vivre celui-ci, car en vérité il vit : l’effacer serait un meurtre. Sa manie, c’est d’y vouloir mettre tout ce que je dis, tout ce que je pense et tout ce que je sens, et il se tue... »

On surprend ici les indices de ce mal étrange, de cette passion de l’inaccessible dont Balzac a fait le sujet du Chef-d’œuvre inconnu. Pour cet artiste implacable et jamais satisfait, un portrait devenait la pierre philosophale. Il gémissait de son impuissance et reconnaissait son erreur dans ses moments de lucidité. Ses lettres nous mettent dans le secret de ces tourments, et mieux encore le spectacle de ces pastels du Louvre, ses morceaux de réception à l’Académie, les portraits de Restout et de Dumont le Romain, deux merveilles de sa jeunesse qu’il a irrémédiablement gâtées. Le maître presque septuagénaire avait entrepris de les remanier, à trente ans d’intervalle. « Après avoir fait cent changements, on me dit : Quel dommage ! » Il ajoute : « Les regrets de l’Académie m’obligent de tâcher de remettre ce portrait à peu près comme il était. Voilà bien du temps perdu et des efforts in vanum. » Et ce mot accablé : « Mieux que bien est terrible ! »

Ses amis assistaient avec pitié à ce délire. Ils plaignaient ce grand praticien, ce puissant tempérament détruit. Diderot, qui voyait s’éteindre cette gloire de sa jeunesse, écrit ces lignes funèbres : « Un peintre célèbre de nos jours emploie les dernières années de sa vie à gâter les chefs-d’œuvre qu’il a produits dans la vigueur de son âge. Je ne sais si les défauts qu’il y remarque sont réels, mais le talent qui les rectifierait, on il ne l’eut jamais s’il porta les imitations de la nature jusqu’aux dernières limites de l’art, ou s’il le posséda, il le perdit, parce que tout ce qui est de l’homme périt avec l’homme. Il vient un temps où le goût donne des conseils dont on reconnaît la