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comme un ponton, le fortin en effet « n’amena pas, » bien que les Allemands attaquassent avec une compagnie et demie environ. Mais, dès qu’ils eurent enjambé les tranchées 4 et 6, ils tombèrent sous le feu de nos fusils et de nos mitrailleuses. Leur élan emporta quelques-uns jusqu’au redan où ils s’embrochèrent dans les fils de fer ; les autres s’étaient terrés dans les colzas, d’où les nappes de nos balles les empêchaient de se lever. Une nouvelle vague se formait pour reprendre l’attaque quand Deleuze, qui continuait à diriger la défense, le bras en écharpe, et qui avait fait mettre en action son obusier de 58, réussit, par un coup heureux, à ouvrir une brèche dans le saillant ennemi. La brèche démasque un boyau que les fantassins allemands « empruntent pour aller de l’Est à l’Ouest. » Le boyau est coupé. À sept heures trente du soir, « tout péril passé, » Deleuze, qui voulait bien songer enfin à sa blessure, acceptait de gagner l’ambulance et remettait le commandement au capitaine des Ormeaux.

Cet officier lui avait été détaché en soutien par le capitaine (le frégate d’Ablèges de Maupeou qui commandait le 3e bataillon du 2e régiment et qui, réintégré dans les cadres au moment de la mobilisation et à la brigade depuis quelques semaines seulement, semblait en avoir toujours fait partie, tant il s’y trouvait dans son élément. Sa légende l’y avait précédé. Il était Breton, mais de Nantes, où l’on ne naît point de complexion mélancolique, et la vieille marine des Eugène Sue et des La Landelle, insouciante, fantaisiste et casse-cou, parée a l’abordage par tous les temps, revivait en lui dans tout son pittoresque et son imprévu. Ne contait-on pas que, bombardé par des avions boches pendant un déjeuner qu’il offrait à des amis, il avait planté là ses hôtes, couru au prochain parc d’aviation, désert à cette heure et où ne se trouvait qu’un quartier-maître qui essayait un appareil, s’était fait expliquer par lui la manœuvre des bombes, avait fait mettre le moteur en marche, était allé jeter ses bombes sur la ligne ennemie et s’en était revenu, esquissant un pas de gigue, reprendre à table son déjeuner interrompu[1] ? C’était son bataillon qui tenait les tranchées dans le segment de Lombaertzyde le matin du 9 mai. Rond et court, les « fauberts » en bataille, au premier signal de

  1. Conté par le chef de bataillon d’infanterie de marine, René Paris de Ballardière.