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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/892

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Il ne manque que les moines pour compléter l’illusion. et ne sont-ce pas eux qui s’approchent, en deux longues files muettes, la tête nue ou coiffée de bure brune, le corps perdu dans de longues houppelandes blanchâtres, clopinant avec peine sur leurs semelles de bois ? Plût au ciel que ce fût vrai ! Mais non, c’est l’apacherie boche qui défile ; c’est ma « station » qui fait sa sortie de trois heures. De loin, on les eût pris pour une troupe d’anachorètes ; de près, quelle cour des miracles ! Nous sommes une quarantaine : dix à douze « politiques, » tous les autres Allemands. Les politiques ont un air de famille, qui les fait aisément reconnaître. Il y a parmi nous, outre le Père Nuyens, trois prêtres, dont le vénérable chanoine Leclerc, doyen de Tourcoing. Ce sont gens charmants et qui, même sous leurs hardes sordides, ne dépareraient pas la vision monastique de tantôt.

Quant aux Allemands, ils forment certes la plus belle collection qui se puisse imaginer d’échantillons de l’armée du vice. J’ai noté quelques types particulièrement caractéristiques. Voici le rôdeur de barrières : haute stature, dos légèrement voûté, crâne développé, teint jaune, bouche énorme, lippe inférieure sensuelle, retombant sur un large menton en galoche ; l’œil en amande luit d’un sourire hardi, provocant. Un autre, qui paraît tout jeune, malingre, au teint trop blanc, se fait remarquer par l’étroitesse du front, la bouche fine au dessin étrangement sinueux, l’œil faux, d’un blanc laiteux : quelque alcoolique ou névrosé. Plusieurs intellectuels, et qui ont gardé à travers leur veulerie la marque d’un passé meilleur ; parmi eux, un prêtre, en qui est resté quelque chose de l’onction du prêtre, curieux mélange d’humilité et de bassesse. Un bel homme à la barbe et aux cheveux d’un noir de jais. Sa peine touche à sa fin et il a obtenu, comme tous les forçats qui en sont à leurs trois derniers mois de captivité, de ne plus devoir passer par l’égalitaire tondeuse. Dimanche dernier, il était assis à côté de moi à la messe ; il m’a exhibé les tatouages dont ses bras sont couverts, danseuses, cœurs percés de flèches, etc. : dans la cour, il fait à peu près ce qu’il veut, se promène hors des rangs. C’est l’homme à femmes, l’homme des cabarets borgnes et des rixes au couteau. Je me souviens aussi de tristes vieillards, pauvres loques humaines, au masque lassé, au regard éteint. L’un d’eux surtout m’est resté présent à