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la mémoire : type d’hébété ou de demi-idiot, bouche ignoble, l’œil mauvais, le corps flasque. Il était autorisé, de même que les malades, à se promener dans le jardin de notre préau. Je le vois encore, arpentant tout seul, d’un pas toujours le même, un chemin entourant un petit parc rond.

Et c’est chaque jour même spectacle ; mêmes théories de pauvres hères en blouses sales et pantalons rougeâtres, se promenant à cinq pas de distance les uns des autres, dans la pénombre des hautes murailles de pierre grise ; même promiscuité des condamnés politiques avec les chevaliers de l’assassinat et de la cambriole. Allemands et politiques sont partout confondus, à la promenade, à l’église, au bain. Aucune distinction n’est faite entre nous, sauf qu’à la promenade un certain nombre de forçats boches portent des surcots de gros drap brun, tandis que les politiques n’ont jamais que leurs vêtements de toile, même quand il fait le plus froid.

Instinctivement, cependant, mes camarades et moi nous nous retrouvons à l’heure où nous devons nous mettre en rangs. Nous réussissons le plus souvent à entrer ensemble au préau et l’on nous permet de nous promener dans la même file. Alors, des conversations s’échangent à la dérobée. Quand on se juge suffisamment éloigné du surveillant, les rangs se rapprochent, des billets se glissent furtivement d’une main dans une autre. Les tournesols qui occupent le milieu de la cour facilitent ce commerce. Le surveillant, pour nous mieux voir, se juche généralement sur une borne et change souvent de place, mais il arrive toujours un moment où le feuillage des tournesols et des dahlias nous dérobe plus ou moins à sa vue. Parfois, l’un de nous voit tomber à ses pieds un morceau de journal, lancé d’une fenêtre amie ; l’heureux destinataire s’empresse de le ramasser et de le dissimuler sous sa blouse. Rentré en cellule, on lit l’article clandestinement introduit, le plus souvent une coupure sans valeur, vieille de plusieurs jours ; le lendemain, on le passe à son voisin de promenade. Du monde extérieur nous ne savons rien ; la guerre, la politique et ses intrigues, tout s’abolit pour nous ; nous vivons de « canards ; » les derniers arrivés font l’éducation des anciens.


Vie monastique, ai-je dit, en parlant du cadre de notre existence.