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grands, en uniformes, les uns souriants, d’autres à figures sévères, mais tous, jusqu’au dernier, profondément absorbés par le service divin, s’agenouillant souvent, courbant bas leurs fronts et faisant, à gestes contrits, de grands signes de croix.

Quand j’étais toute petite, c’est à la Cour du Tsar Alexandre II que nous allions ; mais il fut tué en 1881 ; Alexandre III lui succéda. La femme de ce dernier était gaie et populaire, ses frères étaient nouvellement mariés à des femmes jeunes et jolies. En ce temps-là, la Cour était donc excessivement brillante et la famille impériale nombreuse et unie ; les réunions étaient fréquentes, offraient un plaisant coup d’œil.

Les frères et les cousins de ma mère étaient des hommes très grands, certains d’entre eux remarquablement beaux. Je me rappelle encore le naïf étonnement avec lequel je les contemplais, m’émerveillant qu’on put être aussi grandi Je me souviens bien de leurs visages à tous, et aussi de leurs caractères ; je pourrais couvrir page sur page à parler d’eux. Ils se dressent devant mes yeux dans une vive lumière ensoleillée, image extraordinairement brillante réfléchie dans l’œil naïf d’un enfant trop jeune pour comprendre… Mais je ne saurais me détacher aujourd’hui de celui dont je veux parler, quelque intéressants que les autres fussent à dépeindre, race de géants, élevés pour un régime de pouvoir absolu, et si confiants en leurs droits à être les maîtres du monde !

Mon premier souvenir du Tsar Nicolas II, — de Niky, comme nous l’appelions tous, — remonte au temps où il n’était encore qu’un adolescent. Il était plutôt timide, avec de bons yeux gris-bleus, rêveurs et préoccupés, et des lèvres rouges qui semblaient formées pour des paroles de douceur seulement.

Je crois le voir encore, vêtu d’un uniforme d’été tout blanc, venant vers nous dans les avenues boisées de leur maison de campagne, sur un cheval cosaque à longue queue et qui marchait à l’amble. Une dizaine de lévriers suivaient, sautant à la tête des chevaux, gambadant entre les arbres, souples et gracieux, comme des bêtes de légende, leurs yeux fixés sur la figure douce de l’adolescent blond qu’attendait un si formidable héritage. Après les quelques mots qu’il nous adressa à nous autres enfants, il repartit au galop et nous le suivîmes du regard, désireux de le voir revenir, de l’entendre nous parler encore, de le sentir nous regarder de ses yeux rêveurs, si