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bons et si caressants ! Et voilà comment je le revois d’abord.

En 1894 Alexandre III mourut, et Nicolas monta sur le trône. Il n’avait que 26 ans, et, quelques semaines plus tard, il épousait Alice, princesse de Hesse, de peu sa cadette, une jeune fille très belle et très sérieuse, qui, en se convertissant à la religion orthodoxe, prit le nom d’Alexandra.

J’ai vu Nicolas II à son couronnement, au moment de sa plus grande gloire, au faite de sa puissance terrestre : moment unique où il se dressa devant son peuple, symbole incarné de tout ce que le Tsar personnifiait alors aux yeux du grand Empire.

Ces journées du couronnement me reviennent en une série d’images d’une somptuosité fantastique. C’était toute la pompe extérieure que donne la puissance en ce monde, héritée de génération en génération, à quoi venait se mêler cette pointe de mysticisme, inhérente à toute chose en Russie. Aussi impressionnante que le Tsar m’apparait la jeune et belle impératrice : tous deux se détachaient à cette heure presque comme des divinités que petits et grands ne demandaient qu’à exalter, comme s’ils eussent vraiment été des êtres au-dessus de l’humanité. Comme je les revois bien tous deux, à leur entrée solennelle dans Moscou, la vieille cité légendaire où de tout temps les Tsars furent couronnés, et où demain l’insigne sacré du pouvoir sera placé sur leurs têtes, parmi la pompe et les prières, pour la joie et pour la douleur !

Principale figure de toute la procession, Nicolas descend la rue, sur un grand cheval blanc. Il n’a pas revêtu de somptueux vêtements, mais porte l’uniforme vert foncé si simple que nous sommes habitués à lui voir, et sur sa tête la toque en astrakan étroite et ronde, caractéristique de l’armée russe. La poitrine est barrée du cordon bleu ciel de Saint-André ; les pierreries des principaux ordres scintillent sur le drap sombre du vêtement ; il n’y a dans son costume rien de magnifique, rien de très imposant dans son aspect. Ce sont les mêmes yeux rêveurs, les mêmes lèvres aimables qu’enfant j’avais connus, — ces lèvres formées pour des paroles de douceur seulement. Seulement on lit dans son maintien cette dignité calme de l’homme conscient des lourds devoirs qui l’attendent sur sa route… Il salue de droite et de gauche ; un soupçon de sourire très doux erre sur ses lèvres.