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Talaat, Enver, Djemal et leurs complices faisaient exécuter leurs volontés. L’ambassadeur des États-Unis, M. Morgenthau qui, dans les Mémoires si intéressants qu’il vient de publier [1], a tracé un portrait saisissant de ces trois fossoyeurs de l’Empire ottoman, compare Talaat à un « boss » américain ; c’est sans doute calomnier les « boss » qui, si peu scrupuleux qu’ils puissent être, n’ont pas sur la conscience des centaines de milliers de vies humaines ; mais Talaat est une figure saisissante d’aventurier, extraordinaire alliage d’astuce et de férocité, de finesse et d’énergie, tempérament de joueur avec des accès de jovialité brutale et des naïvetés d’enfant ignorant, des divinations d’homme du peuple intuitif et des instincts cruels et rusés de bête fauve. Enver, plus jeune, plus distingué d’allures, plus affiné, plus froid et calculateur, plus capable de constance et de ténacité, mais au fond sans grandes vues, si ce n’est pour ses passions personnelles, et remplaçant le génie par une ambition sans bornes et une vanité sans limites, s’abandonnait plus complètement que Talaat aux directions des Allemands dont il avait admiré, comme attaché militaire à Berlin, l’esprit de méthode et qui le fascinaient par l’étalage de leur force et l’ostentation de leur toute-puissance ; il était devenu, entre les mains de Wangenheim, un instrument précieux et docile pour les grands événements que Guillaume II avait donné à son ambassadeur mission spéciale de préparer.

Tant que la paix fut maintenue, les Jeunes-Turcs étaient obligés de faire bonne mine à toutes les puissances, de dissimuler leurs ambitions et leurs engagements ; tandis qu’Enver était ostensiblement l’ami des Allemands, Talaat feignait de rechercher les sympathies russes et il eut, au printemps de 1914, un entretien politique avec le tsar Nicolas II ; Djemal jouait le rôle d’ami de la France ; il fut, quelques jours avant la guerre, l’objet des plus délicates attentions à Paris, à Toulon, au Creusot, et put se vanter en rentrant à Constantinople d’avoir bien trompé les Français. Leur décision d’entrer dans la guerre aux côtés des Allemands fut prise dès le début ; ils cherchèrent seulement à sauver les apparences et à ménager l’embryon d’opinion publique qui a survécu à tant de tyrannies diverses ; l’attaque des côtes russes par le Gœben et le Breslau portant

  1. Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau (Payot, 1919, in-8o.