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de ses alliés et jetée dans l’abime de catastrophes où elle aurait pu nous entraîner et d’où elle n’est pas encore sortie. La capacité de nuire des Turcs devenus les instruments des Allemands a été très forte. La destruction des éléments chrétiens de leur Empire, la soumission et l’assimilation des éléments musulmans non turcs n’était, pour leur ambition déchaînée, qu’un premier pas. L’Empire turc reconstitué, fortifié par l’extirpation de ses éléments hétérogènes, devait devenir le centre d’un groupement nouveau d’États musulmans, d’une vaste fédération « pantouranienne » qui se serait étendue des rives du Danube aux steppes de l’Asie centrale et des bords du Nil à ceux du Gange.

Il faut ici entrer dans quelques explications, car c’est là un des aspects les moins connus de cette guerre dont on ne dira jamais assez qu’elle a été un bouleversement total de la terre habitée.

Géographiquement et historiquement, le Touran s’oppose à l’Iran. L’Iran, c’est le plateau de Perse, c’est la race indo-européenne, c’est le sédentaire, le cultivateur ; c’est le civilisateur. Le Touran, ce sont les steppes de l’Asie centrale et septentrionale, c’est la race ouralo-altaïque, c’est le nomade, pasteur et guerrier ; c’est le destructeur. Iran contre Touran, c’est l’histoire éternelle de ces contrées. Le nomade, en été, aspire à quitter ses plaines brûlées pour conduire ses troupeaux brouter l’herbe fraîche des hautes vallées et le gazon parfumé des montagnes ; si le gouvernement est sans énergie et le gendarme sans vigilance, il grimpe sur le plateau, s’y installe et devient le maître : c’est l’histoire des tribus turques. Du Touran, rien de grand n’est jamais sorti, ni mouvement religieux ou philosophique, ni art, ni littérature, ni science, ni industrie, ni commerce, seulement, à certaines époques de son histoire, la guerre, la conquête et la destruction.

Le pantouranisme est une politique qui tendrait à rapprocher les fragments épars de la famille turco-mongole, dispersés depuis la Thrace, voire depuis la Hongrie et la Bulgarie, jusqu’aux Marches de la Chine. L’imagination désordonnée d’un Talaat, l’ambition effrénée d’un Enver ou d’un Djemal ont rêvé de reprendre, en partant de Constantinople, l’œuvre de conquête et d’unification d’un Tchinguiz Khan et d’un Timour.

C’est après la révolution de 1908 que les Jeunes-Turcs, sous l’influence de quelques sectaires comme le docteur Nazim, imaginèrent