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les Ukrainiens et le traité de Bucarest avec les Roumain révèlent très clairement les intentions des Allemands ; ils voulaient organiser une route terrestre et maritime partant d’Odessa ou de Constanza pour aboutir à Batoum d’où elle rayonnerait, d’une part, vers Bakou avec l’appui des Tatares, et, par la Caspienne, vers le Turkestan et ses grandes villes historiques : Khiva, Boukhara, Samarkande, d’autre part, par Tauris et Téhéran, vers la Perse, l’Afghanistan et l’Inde, où 66 millions de Musulmans sont sujets ou protégés anglais.

Le pantouranisme ainsi conçu dépassait de très loin les moyens d’action des Turcs ; ils n’étaient qu’un instrument de la politique de guerre allemande. Les divers peuples de race turque devaient devenir comme les piles du gigantesque pont qui relierait l’Europe centrale allemande à l’Asie centrale et a la Chine ; ainsi s’établirait la suprématie du commerce allemand et seraient ruinées l’influence et la domination britanniques. En réalité, sous couleur de pantouranisme, c’est le pangermanisme dont il s’agissait d’assurer la domination et le triomphe. Les Jeunes-Turcs, dans leur orgueil naïf, exultaient de joie ; ils se voyaient revenus aux jours de Soliman le Magnifique. « La Mer Noire est une mer musulmane et ottomane, » écrivait l’lkdam du 23 mars 1918. Ils se flattaient de grandir par l’appui des Allemands dont ils supportaient la morgue et l’insolence parce qu’ils avaient besoin d’eux, mais dont ils se flattaient, le moment venu, de se débarrasser. Ils auraient dû savoir, puisque c’est Bismarck qui le disait, que qui veut souper avec le diable, doit se munir d’une longue cuiller.


III

L’Islam, dans sa masse, n’a pas été dupe de la propagande panturque et, derrière la chimère du pantouranisme, il a discerné la réalité dangereuse du pangermanisme. Il sait d’ailleurs que les grands peuples qui ont porté la civilisation musulmane, ce sont les Arabes, les Persans, les Berbères de l’Afrique du Nord, tandis que les Turcs n’ont jamais été que des destructeurs. Cependant, tout cet effort, tout cet argent semé par les agents turco-allemands, toute cette prédication politique n’ont pas été complètement vains ; certains résultats, certaines effervescences ont survécu même au désastre complet de la