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parti de bonne heure ! Le très sage M. de Brienne son père craignit même qu’étant parti de si bonne heure il ne commît la faute des coureurs malavisés qui d’abord ne se ménagent guère et sont fourbus avant d’arriver. M. de Brienne avait l’intention de vivre encore et décida que, pendant quelques années, le survivancier voyagerait. Puis c’était l’époque de la Fronde ; et la guerre civile est favorable aux gens qui improvisent leur succès, non pas aux petits survivanciers qui ont leur destinée toute faite et risquent seulement de la défaire. En somme, le jeune Brienne avait tout à perdre dans Paris. Le 24 juillet 1652, avec son gouverneur François Blondel, maréchal de camp des armées du roi et mathématicien de valeur, il quittait la Cour et s’en allait à Mayence. Il y demeura deux ans, chez les jésuites, et y gagna le brevet de maître ès-arts. De là, il se rendit en Hollande, puis en Danemark et en Suède. À Stockholm, il eut à complimenter le nouveau roi, Charles-Gustave, de son mariage avec la princesse de Holstein-Gottorp. Une maladie des yeux le retint en Suède assez longtemps. Guéri de son mal, au mois de février 1655, il monta vers le Nord, traversa le pays des Lapons, descendit en Courlande et en Prusse, et puis en Pologne où la reine Louise-Marie de Gonzague le reçut comme un parent. Il visita Cracovie, Vienne, Prague, le Tyrol, Trente, Venise, et puis Florence et Rome. Il revint en France par mer et fut de retour à Paris le 19 novembre 1655, ayant fait un joli tour d’Europe et acquis mieux que d’autres cette espèce de fatuité particulière aux voyageurs.

Le récit de son voyage est extrêmement agréable. Non que le jeune Brienne soit un grand écrivain, soit même un écrivain ; mais il a de l’intelligence et raconte avec simplicité ce qu’il a vu, les gens et les villes. Par exemple, il a rencontré à La Haye l’ambassadeur du roi de France, « l’incomparable M. Chanut, » comme il l’appelle. Pierre Chanut, né en Auvergne, est l’un des bons diplomates de l’époque, juriste et humaniste, curieux de philosophie et qui correspondait avec Descartes. Son portrait par le jeune Brienne a du caractère. M. Chanut, dit-il, était bel homme ; il parlait un peu gras : cela ne lui allait pas mal. M. Chanut « sentait un peu son bourgeois ; » il n’avait pas la « politesse » des gens de Cour et leur propreté. Mais il avait d’autres vertus : et les qualités qu’il n’avait pas, il ne croyait pas les avoir ; il s’en passait volontiers. Il n’était pas gentilhomme et ne se piquait pas de l’être. « Un jour que nous jouions ensemble au trictrac, le point d’un des dés étant tombé, il me dit, avec une simplicité marchande qui me fît un peu mal au cœur, qu’il allait bientôt remédier à ce petit