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accident et, prenant son cure-oreille, il tira de dessous ses ongles, qu’il avait toujours fort longs et bordés de noir, l’ordure qui s’y était amassée et remplit le trou de notre dé. » Sur le moment, le jeune Brienne est un peu dégoûté. Au souvenir, M. Chanut l’amuse et le ravit, d’être si bien resté ce qu’il était et avec tant de bonhomie, dans les emplois considérables que lui valut son mérite. M. Chanut s’entendait au latin, passablement aux mathématiques et préférait encore le jardinage : il cultivait de ses mains son potager. S’il faisait un petit poème, de temps en temps, il disait qu’il payait ainsi son tribut modeste à la folie et s’excusait d’ailleurs sur ce qu’il ne le payait qu’une fois l’an, plus souvent lorsqu’il était jeune, et puis l’âge lui avait donné de la sagesse. « Il était bon, commode, facile à ses amis et à tous ceux qui l’abordaient. Du reste, un peu mélancolique et quelquefois fort abstrait, aimant mieux s’entretenir avec soi-même, quoique en compagnie, que d’écouter de mauvaises choses… « Il servait très bien le roi.

Brienne a beaucoup aimé la Hollande, pays charmant qui ne produit rien et qui est riche de toutes choses ; pays tout rempli de maisons de campagne et d’arbres singulièrement beaux qui ont les racines dans l’eau ; pays de pâturages, où les moutons, les bœufs et les chevaux « ont de l’herbe jusqu’au ventre. » Et les maisons propres à merveille. Vous y entrez par des degrés de pierre ou de marbre ; et les balustrades sont en fer, surmontées de pommes de cuivre jaune, d’un bel effet. Les cuisines sont plus nettes que nos salons, avec leur plancher bien frotté, avec leurs chaudrons, leurs bassins, leurs fontaines de cuivre, leurs assiettes de couleur et les crémaillères luisantes comme si elles sortaient de chez l’ouvrier. Leyde, où il fut mené par M. Chanut, il l’appelle une Athènes florissante : il l’a trouvée pleine de science, dédiée aux lettres et aux arts ; il y a visité l’imprimerie des Elzevirs et s’est persuadé que les Muses tenaient à Leyde leur domicile. Mais Amsterdam l’a plus étonné encore : « Elle est toute entrecoupée de très agréables canaux à la façon de Venise ; et ces canaux, ce que Venise n’a pas, sont tous bordés d’ormes et de tilleuls beaux et droits, qui font un ombrage très délicieux et très commode sur les rues et dans les maisons voisines… » Il a visité les magasins des Indes et longuement regardé les épices venues d’Orient, la prison hargneuse où les débauchés ont à râper le bois du Brésil qui est dur, la basse-fosse où l’on met les paresseux à pomper l’eau qui les noierait s’ils ne travaillaient pas. Il s’est promené dans l’odeur du clou de girofle, de la cannelle et du gingembre ; et, quand il en eut le