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sont les têtes courbées de soldats à genoux. Nicolas se meut lentement dans cette foule sur un cheval noir. Il porte le même uniforme vert foncé et la même loque étroite en astrakan qu’il avait à son couronnement, en ce jour qui paraît maintenant si éloigné. Sa figure a peu changé ; c’est à peine si l’on se rend compte que beaucoup de saisons se sont appesanties sur ses épaules ; ses lèvres ont la même douceur, ses yeux le même éclat rêveur. Il tient en main une icône sacrée et les soldats se signent pieusement sachant à peine si c’est devant l’image sainte qu’ils ploient le genou, ou bien devant cet homme à figure douce qui représente la suprême puissance sur terre… L’image du Tsar passant ainsi au milieu des troupes agenouillées m’impressionna profondément ; c’était un tableau pris sur le vif et très représentatif de l’attitude de la Russie envers son maître, de la confiance mystique que la Russie mettait dans son « petit père » qui gouvernait les existences et régnait sur les cœurs.

Deux ans et demi plus tard, un autre portrait du Tsar me bouleversa d’une extraordinaire émotion : celui-là aussi était pris sur le vif !…

Le Tsar est dans son propre jardin, assis sur un tronc d’arbre coupé. Ses mains sont croisées sur ses genoux, comme si de lourdes chaînes les appesantissaient, ses yeux hantés ont une expression de désespoir traqué, ses joues sont creuses, et les lèvres si douces se tordent dans la souffrance. Tel un homme qui aurait vu de ses yeux les pires spectacles d’abomination, il regarde fixement devant lui, et pourtant on le devine perdu dans la contemplation intérieure des jours d’impossible éclat qui furent autrefois les siens. Derrière lui, debout, trois soldats bolcheviks sont appuyés sur leurs fusils. L’air maussade et têtu, dédaigneux et indifférents, ils surveillent l’homme confié à leur garde, celui qui était hier encore le souverain régnant sans conteste sur leurs destinées et sur leurs cœurs : image tragique dont je ne puis détacher ma pensée !

J’aurais voulu crier des paroles de réconfort à ce prisonnier solitaire, lui tendre les deux mains en un geste amical, — et je ne pouvais rien, absolument rien !

Ce qui rendit sa chute si terrible, c’est qu’il ne se trouva personne pour le défendre, personnel Personne ne tenta de le sauver ; en un seul jour, il vit tout s’effriter, puissance et gloire,