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qui avait femme et enfants et qui ne gagnait guère plus de cent francs par mois, ne se plaignait pas. Quand on sait que Sienne a été une ville de marchands et qu’elle a dû sa prospérité et une partie de sa grandeur à son génie commercial, on est surpris de l’indifférence des commerçants d’aujourd’hui. Ils semblent blasés sur le plaisir de vendre. Entrez-vous dans une boutique ? Neuf fois sur dix, vous troublez une somnolence ou vous interrompez fâcheusement une causerie. Je ne me serais jamais permis de déranger le bon libraire que la ville possède à certaines heures où de vieux amis venaient « décaméronner » dans son arrière-magasin. Je n’ai jamais vu un libraire plus content de répondre, quand on lui demandait un livre : Esaurito ! Épuisé ! Un jour je l’entendis s’écrier avec un épanouissement de satisfaction : Esauritissimo !

Mais la fenêtre se rouvre, et tout ce peuple se transfigure aux reflets du passé. La ville était jadis divisée en associations militaires ou contrades. Ces associations, dont le nombre a baissé de trente-cinq à dix-sept, ne sont plus que des sociétés de fêtes. Chaque contrade groupe les habitants de plusieurs rues et porte un nom qui rappelle ceux des tribus indiennes ou des tribus arabes : L’Aigle, Le Limaçon, La Panthère, La Tortue, La Forêt, L’Eau, La Tour. Elle a ses insignes, ses couleurs, son esprit, ses traditions. On y est fortement uni. Je fus invité un soir à visiter la Selva (la Forêt) qui préparait sa fête annuelle pour le lendemain dans l’église de San Sebastiano, sa propriété. Cette petite église, l’ancienne chapelle des Jésuates, une des plus populaires de Sienne, aux murs tapissés de fresques, était remplie d’une foule affairée. On s’agenouillait, on se relevait, on causait à voix haute, on riait, les enfants vous couraient entre les jambes, pendant que se chantaient les Matines. Dans la sacristie, les gens de la Selva admiraient leurs biens communs, les ornements sacerdotaux exposés, ces riches chasubles, ces aubes en point de Venise : ils en étaient aussi fiers que des deux tableaux de Matteo de Giovanni suspendus à la muraille. De là on passait dans la Salle du Conseil de la contrade, toute resplendissante et pavoisée de bannières gagnées aux courses. Sur le seuil, le héraut, qu’on appelle le Figurino, en perruque blonde et en costume de page, distribuait le programme de la fête où était imprimé un Sonnet à la Très Sainte Marie, Mère de la Miséricorde.