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Mais cette fantasmagorie est presque aussi fausse que l’aquarium de rêve où nage le moyen-âge de Michelet. Les hommes de ces terribles siècles, — qui nous semblent moins terribles depuis quelques années, — ont été aussi gais, aussi insouciants que nous. Ils ont connu autant de joies intimes et de fêtes publiques. Il leur est arrivé comme à nous de plaindre la monotonie des jours ! Est-ce que les historiens nous représenteront un jour avec des mines sépulcrales et des attitudes d’épouvante ? Sienne traversa de belles périodes florissantes, et sa prospérité a été beaucoup plus l’œuvre de son énergie que sa décadence le résultat de ses fautes. Attribuer uniquement à ses divisions les malheurs où son indépendance a sombré et en accabler sa mémoire, c’est méconnaître les conditions de ces petites républiques qui les vouaient toutes, quel que fût leur gouvernement, au silence et à la mort. Il est déjà très beau que, nées d’un grand cadavre dont les étrangers se disputaient les ossements, jalouses les unes des autres, elles aient pu durer des siècles et se créer une personnalité qui débordât de beaucoup la petitesse de leur territoire. C’est leur honneur impérissable que ceux qui écrivent leur histoire en parlent comme s’il s’agissait d’empires.

L’originalité de Sienne ne tient point à la fréquence de ses guerres intestines, et ce n’est pas aux jours de crise qu’il faut se représenter cette vieille commune, « cette oasis dans le désert féodal. » Regardons-la au commencement du XIVe siècle, lorsqu’elle jouit de son affranchissement et que ses créneaux se dorent aux premiers feux de la Renaissance. C’est l’époque où, sur les murs de la Salle des Neuf du Palais municipal, son peintre génial Ambrogio Lorenzetti traduit en allégories la Politique d’Aristote. Des tours qu’elle dressait alors vers le ciel, comme une futaie, la plupart ont été rasées aux XVIe et XVIIe siècles. Je ne les regrette pas, si j’en juge par celles que garde encore la ville San Gimignano et qui, de loin, ressemblent trop maintenant à des cheminées d’usine. Les quartiers populaires étaient aussi congestionnés qu’aujourd’hui. Au centre de la cité, les forteresses agglomérées appartiennent à des marchands d’origine noble ou bourgeoise, car les grands seigneurs oisifs ont leurs châteaux sur les collines et ne font que traverser, toujours à cheval, cette ville libérée de par domination et qui fourmille d’artisans trop fiers et de