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de ces tons heurtés, qui ne sont souvent que des trompe-l’œil psychologiques. Une cité comme Sienne, qui a vécu d’une vie singulière et qui depuis trois siècles se survit, suppose une harmonie profonde bien plus forte que ses désordres apparents.

Les chroniques nous présentent l’image d’une ville continuellement bouleversée par les révolutions. Lorsqu’elle n’était encore qu’une colonie romaine, les sénateurs romains n’étaient pas toujours en sûreté dans ses murs. Treize cents ans plus tard, ce ne sont pas des sénateurs que les Siennois houspillent, c’est un empereur du Saint-Empire germanique, Charles IV, qui avait prétendu s’immiscer dans leurs affaires tumultueuses. Ses gros cavaliers allemands désarçonnés jonchèrent les rues ; et le Palais de la Seigneurie le vit livide, suant la peur, larmoyant, suppliant les bourgeois, leur jetant les bras autour du cou. Jamais César germanique ne fut plus piteux. Le goût de l’émeute est aussi vieux à Sienne que Sienne elle-même. Passionnée pour son indépendance, admirable aux XIIe et XIIIe siècles dans la conquête de son territoire sur les seigneurs féodaux dont les tanières, comme des douanes sauvages, lui coupaient les chemins de la fortune, héroïque contre Florence, la rivale agressive de son commerce, elle ne se fut pas plus tôt assuré la sécurité, que des conflits éclatèrent entre ses grandes familles et que des factions, issues de ces conflits, la déchirèrent. Elle fut la plus démocratique des républiques italiennes. Déjà, en 1264, un peintre était condamné pour avoir peint la louve, emblème de la Commune, qu’un lion, emblème du peuple, debout sur elle griffait au visage. D’une démocratie elle eut toutes les agitations et tous les vices. Elle n’accepta le pouvoir d’un seul que pendant une quinzaine d’années, au commencement du XVIe siècle, à la veille de mourir ; et cet unique tyran, Pandolfo Petrucci, homme habile et médiocre, ne dut son succès éphémère qu’à la fatigue d’une longue instabilité. Le reste du temps, les chroniques racontent tant d’insurrections, de guets-apens, de meurtres, de proscriptions ; elles font retentir tant de cris séditieux : Mort aux Tolomei ! Mort aux Salimbeni ! A bas le peuple ! A bas les Neuf ! A bas les Douze ! qu’on se demande si, durant trois siècles, un seul des citoyens de Sienne a pu dormir tranquille une seule nuit. Dans leur miroir, l’humanité nous apparaît comme un troupeau d’ombres traquées et gesticulant aux lueurs d’un incendie.