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n’est qu’un mouvement de danse. Cette grise petite danseuse est la danse même. Elle ne s’arrêtera jamais. Elle n’y met aucune volupté, rien que du plaisir. Je retournais souvent la voir, parce qu’elle est ensorcelante et qu’elle a ensorcelé Sienne. C’est sa ville qu’elle dispute à la Vierge. Les Siennois l’ont désirée, poursuivie ; ils ont fait des folies pour elle.

Vous en êtes avertis dès que vous sortez de la gare et que vous gravissez la rue. Une plaque de marbre sur une maison morose vous informe que là s’est ruinée la fameuse Brigade dépensière qui mérita le blâme du divin poète. En effet, Dante rencontra quelques-uns de ses membres dans les cercles de l’Enfer. C’était une troupe de dix-huit jeunes gens très riches qui, vers 1180, décidèrent de mettre leur argent en commun et de s’amuser jusqu’au dernier sou. Ils portaient tous des habits de soie sur le même modèle. Leurs chevaux étaient ferrés d’argent. Ils hébergeaient les étrangers de marque et les comblaient de présents magnifiques. Mais aucun d’eux, sous peine d’être exclu de la noble et courtoise compagnie, n’avait le droit de distraire la moindre somme pour son propre compte. En vingt mois, ils mangèrent deux cent mille florins d’or. Après quoi, l’un se fit tuer dans un combat, l’autre devint fou, d’autres quittèrent la ville, les autres y mendièrent insolemment. Leur histoire demeure dans le peuple de Sienne aussi vivante, aussi prestigieuse, que lorsqu’il les voyait à la porte des églises tendre la main aux passants et leur dire : « Faites-nous la charité, puisqu’il nous reste des jours à vivre ! » Au fond, il les comprend. Il ne ressent pas à leur égard le mépris sarcastique du divin poète. Pendant vingt mois, ils ont eu à leur dévotion la petite danseuse enivrante.

Les Siennois adoraient en elle la mobilité de leur fantaisie. Elle leur faisait oublier les pires menaces ; la peste dans leurs murs, l’ennemi à leurs portes. Elle leur faisait même oublier leur héroïsme. Quand les Espagnols entrèrent dans la ville, brillants fossoyeurs de sa liberté, les femmes épuisées, qui avaient combattu comme des hommes, ne purent s’empêcher de leur sourire avec des yeux de famine et de leur jeter des fleurs. C’était pour l’étreindre, que ces marchands enrichis se disputaient le pouvoir autour des colonnes d’où la louve romaine les regardait, le mufle allongé, et qu’ils remplissaient les rues de torches et de barricades. C’était pour elle qu’ils donnaient