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et bravaient la mort. Et pourtant rien ne les effrayait plus que l’idée de mourir. Dans cette ville, dont les places furent souvent arrosées du sang des citoyens, on avait au plus haut point le souci de sa santé. Bourgeois et artisans fréquentaient les eaux thermales de Petriolo et de Vignone et les règlements entouraient leur cure de tranquillité. Les hommes qui étaient alors tous armés, même dans le clergé, ne pouvaient y apporter leurs armes, ni les créanciers y tracasser leurs débiteurs. Les malades ne se contentaient pas des médecins ; ils appelaient à leur chevet des devins, des astrologues, des prêtres, non point ceux de qui l’on attend le viatique spirituel, mais ceux qui savaient des secrets et faisaient concurrence aux sorciers. Quand le malade mourait, tout le quartier retentissait de cris désespérés. Les lois essayaient vainement de réprimer ces éruptions de douleur. A quoi bon ? Elles s’éteignaient d’elles-mêmes au banquet qui suivait l’enterrement et où reparaissait la petite danseuse.

Cette joie de vivre, vous en percevez l’écho dans l’œuvre singulière d’un des rares poètes de la littérature siennoise, un contemporain de Dante, Cecco Angiolieri. D’une famille de banquiers bigots, élevé dans un enfer de discordes et de parcimonie, marié par son père à une femme près de laquelle, quand elle n’était pas maquillée, les dragons auraient paru charmants, amoureux d’une fille de cordonnier pire qu’une Sarrasine et dont les trahisons le rendaient « plus riche d’angoisse qu’Octobre de vin doux, » il traîna une existence de bohème avec des manières de gentilhomme et des goûts de rufian. A père hypocrite, fils cynique. Ses sonnets, robustes et burlesques, exaltent les délices de la vie. Il maudit sa pauvreté ; il maudit sa femme dont les criailleries « font le bruit de mille guitares. » Il maudit son père qui tarde à mourir : « Si j’étais la mort, j’entrerais chez mon père ; si j’étais la vie, je fuirais de chez lui. » Il maudit sa mère qu’il accuse d’avoir voulu le moraliser à l’aide d’un poison lent. « Pour chaque once de chair que j’ai sur le dos, j’ai bien cent livres de tristesse au cœur. » Mais ces poussées d’humeur acre cèdent au sourire de sa maitresse. Le sentiment religieux d’un Rutebeuf ou d’un Villon n’effleure pas même son âme. Et pourtant, né en 1258, il appartient a la période la plus glorieuse de Sienne. Dante jugea sans doute qu’un pareil talent s’avilissait dans le libertinage.