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qui va, en même temps que le Pintoricchio, mais bien autrement que lui, révolutionner la peinture siennoise et faire de la patrie des Lorenzetti et des Duccio comme le fief de son turbulent génie. Il n’a pas une goutte de sang siennois dans les veines. Mais Sienne et lui se sont mutuellement adoptés. Il y est aussi populaire que le plus populaire des farceurs du pays. A Monte Oliveto, où il peint sur les murs du cloître la vie de saint Benoit, ses mystifications font le scandale et le divertissement des moines. Il se promène en costumes extravagants, accompagné d’une ménagerie de chiens, d’éperviers, de paons, de chats sauvages, de macaques. Tout le monde connaît son corbeau qui contrefait sa voix. On l’a vu, dans une course à Florence, courir avec un singe à cheval devant lui. Il porte comme une espèce de défi ce sobriquet infamant de Sodoma dans une ville dont les lois condamnaient les sodomites au feu. On lui pardonne tout, ses histoires et sa légende. Il a des protecteurs puissants dans la banque et chez les princes. Le Pape le nomme Chevalier du Christ ; l’Empereur, comte du Saint-Empire romain.

Puis il vieillit. Sa main s’alourdit. Un jour, vieux et pauvre, le comte Palatin, chevalier du Christ, rentre à Sienne. Il passe devant l’Albergo de la Corona dont il épousa la fille, et devant la maison qui logea son génie, ses passions et ses bêtes. Peut-être s’achemine-t-il vers l’hôpital Della Scala où quelques-uns croient qu’il mourut. Partout, sur la Porte Pispini, au Palais de la Commune, à San Domenico, à San Agostino, à Santa Maria del Carmine, à l’Oratoire de Saint-Bernardin, partout il a pu revoir ses Madones qui ne sont plus des reines étrangères, ses Saintes énamourées, ses jeunes rois beaux comme des femmes, et tous ces corps gracieusement modelés, mais qui semblent las d’avoir été trop sensuels : ils ne lui donneront pas de quoi festoyer ce soir ! S’est-il dit qu’il avait inoculé à l’art siennois son sang voluptueux et que cette âpre cité du plaisir deviendrait pour ceux qui contempleraient ses peintures une ville de volupté ? Cet homme, à qui la fortune prodigua longtemps sa mystérieuse bienveillance, s’est-il arrêté de préférence devant l’insondable tristesse de son Eve et de son Adam debout dans les Limbes, comme un couple de captifs, si beaux et si désenchantés de leurs pauvres joies ?

Je sais ce qui empêche d’égaler le Sodoma aux plus grands