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« Le son du cor s’afflige au fond des bois. » Ni ce vers, et ceux qui suivent, de Verlaine toujours, ni ceux d’Alfred de Vigny, qu’ils rappellent, n’ont rien d’aussi navrant que la musique inspirée par eux. Des « Paysages tristes » du poète, le musicien a fait des paysages désolés. Soleils couchants, l’Heure du berger, donnent une impression profonde, et qui va jusqu’au malaise, presque jusqu’à la peur, de solitude et de silence. Rien n’est curieux comme de voir ou plutôt d’entendre ces mots : « Soleils couchants, » revenir sans cesse, changer de valeur, et véritablement de couleur, suivant la place que la musique leur donne dans la période mélodique, selon l’atmosphère, la couleur harmonique dont elle les environne et les baigne. Avec l’Heure du berger, on entre plus avant encore, à pas lents, réguliers, dans l’infini de la tristesse. Et soudain, quand se creuse, dans le chant ou dans l’accompagnement, un trou de silence et d’ombre, on a la sensation d’y tomber. Elles sont à peine connues, ces mélodies, sombres chefs-d’œuvre du grand artiste et de l’apôtre plus grand encore que fut Charles Bordes. Serviteur des maîtres, de tous les maîtres, il n’était insoucieux que de son propre service. Mais plus il s’oublia, plus nous devons nous souvenir de lui.

« C’est la nostalgie de la mort, » disait Georges Bizet d’un lied de Schumann. Il l’aurait dit également des mélodies de Charles Bordes et de deux mélodies au moins d’Ernest Chausson : le Temps des lilas et les Heures. L’une et l’autre se ressemblent par une commune et mortelle mélancolie, par la tonalité, par les syncopes anxieuses de l’accompagnement. La première, belle d’ampleur, se développe en une longue et lente période, oratoire et musicale à la fois. La seconde a moins de mouvement, ou plutôt, composée de notes voisines entre elles et groupées autour d’une note centrale, constante, elle se meut, sans écart, dans un plus étroit espace. Et puis, et surtout, les paroles en étant vagues, obscures, nous l’aimons, cette mélodie, parce qu’elle donne un sens flatteur pour la musique à la fameuse boutade : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Oui, chanté seulement, par la vertu mystérieuse et toute-puissante du chant, cela, même cela, qui n’était rien, ne voulant presque rien dire, devient quelque chose, et de très beau.