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les montées et les descentes de ce pays impossible, la petite vache nous suit, disparaissant par moment pour réapparaître soudain quand on l’avait perdue de vue, protégeant de ses cornes et de ses flancs amaigris, quelque part, je ne sais trop où, de pauvres choses menacées. Puis, lorsqu’on arrive à l’étape, la pauvre bête est égorgée, vraiment offerte en sacrifice, comme au temps d’Iphigénie, pour le village épargné.


Que venons-nous faire dans ces pierrailles, au fond de ces ravins perdus, où coule un filet d’eau salée dont ne veulent pas nos mulets ? Qu’attendons-nous, qu’espérons-nous ? Une chose en vérité singulière, ou du moins qui le paraîtrait partout ailleurs qu’en ce pays des marabouts et des sorciers.

Là-bas, dans ce lointain bleuâtre, au fond d’une gorge taillée comme par un coup de hache ou d’épée, s’élève la Zaouïa [1] de l’Ahansal. Là, jadis, il y a trois siècles, vint s’établir Dada Saïd, premier marabout de ces lieux. Il arrivait du pays d’Agadir, éternelle contrée des légendes et des enchantements, guidé par un chat merveilleux. Le chat conduisit le saint homme dans cette gorge sauvage, où coule le torrent de l’Ahansal, et arrivé là disparut. Dada Saïd s’arrêta. Il ensemença la pierraille, et aussitôt sortit de terre une moisson magnifique. Et les visiteurs accoururent, et tout homme qui s’entretenait avec lui voyait infailliblement ses champs et ses troupeaux prospérer. Quand il mourut, on lui éleva un tombeau sur lequel, encore aujourd’hui, viennent prier les Aït Tagguéla, les Aït Bouguemez, les Aït Abdi, les Aït Seri, les Aït Ischa, les Aït Mazigh, les Aït Abbès, les Aït Mohammed, les Aït Atta, et bien d’autres tribus encore de cette région de l’Atlas, bref tout ce monde mystérieux et turbulent avec qui, sans le voir jamais, nous faisons, parait-il, la guerre.

De siècle en siècle, de fils en fils, les descendants de l’Homme au chat se sont transmis son pouvoir miraculeux. L’actuel héritier, Midi Mah, est un homme d’une trentaine d’années, fort bon vivant, dit-on, qui se complaît aux bons repas et aux conversations joyeuses. Quiconque vient frapper à sa porte est sûr d’être bien hébergé. On raconte même que si les hôtes se présentent en nombre excessif, les plats se multiplient

  1. Demeure consacrée par le tombeau d’un saint.