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le hasard les met devant un bon repas, ils mangeront dix, vingt plats, tout ce qu’on pourra poser devant eux, — et cela toute une journée et toute une nuit encore, comme si la capacité de leur estomac était sans bornes. Mais s’il faut qu’ils demeurent des jours, des semaines, des mois, des années, sans manger à leur faim, ils s’en accommodent aussi avec la même aisance incroyable. Dans leur esprit, mêmes alternatives, mêmes brusques passages de la lumière aux ténèbres. Passionnés et résignés tout ensemble, ils connaissent l’effréné désir et le renoncement absolu. Ils adorent tout ce qu’il y a de brillant dans la vie, l’argent, les bijoux, les vêtements luxueux, les armes, les chevaux, les femmes ; et ils acceptent bonnement de ne posséder pour tout bien qu’un méchant poignard de cuivre et une pauvre chemise de laine. Ils aiment à l’excès commander et faire les maîtres : n’importe lequel de ces gens qui courent pieds nus dans les rochers, deviendrait tout naturellement le plus arrogant seigneur ; et cependant on les voit obéir avec un égal excès dans la passivité. Le renoncement islamique, que l’on a tant célébré, est à la fois une réalité et une trompeuse apparence. A tout moment, nous sommes dupés là-dessus par l’innocence et la petitesse des plaisirs (une tasse de thé, une bouffée de kif), mais ces petits plaisirs, ils y tiennent avec passion, ils les poursuivent à l’occasion avec plus de frénésie encore que nous ne courons après les nôtres, — seulement d’une façon différente, qui peut égarer le passant.

En ce moment, dans le camp du Madani, tout est silence et repos. Étendus dans leurs burnous, les jambes repliées, le capuchon rabattu sur la tête, les guerriers dorment à l’abri des petits murs de terre, construits autour des chênes verts dont ils ont courbé les branches avec l’adresse de l’animal qui organise son terrier ou son nid. Sur les petits fourneaux de terre chauffe l’eau pour le thé ou quelque maigre cuisine, car maintenant que nous avons quitté les territoires soumis au)Madani, c’en est fait des repas fantastiques, dignes des contes de fées et de Riquet à la Houppe. Çà et là, un bruit de tambourin, de guitare ou de quelque objet de fer sur lequel on frappe en cadence. Dans ces esprits oisifs et vagues, il semble qu’il y ait toujours quelque , chose à faire danser. Mais tambourin ou vaisselle de fer, le bruit monotonement rythmé se confond tout de suite avec la paix d’alentour. Un essaim de prières