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avait la couleur de la cendre ; ses lèvres, qui déjà ne s’unissaient jamais, étaient remontées sur ses dents jaunes, tirées par un rictus douloureux ; sa moustache a demi tombée semblait arrachée par la mort. Il agitait toujours son écran de palmier : on eût dit que ce léger courant d’air maintenait seul l’éclat et la chaleur de ses yeux toujours ardents, dans sa figure presque abandonnée à la décomposition.

Avec ses hautes façons coutumières, il nous fit entrer sous sa tente. Le Général et lui s’assirent sur des chaises de jardin, tandis que les officiers de la suite s’étendaient sur les tapis. Si Madani avait pris dans sa main la main du Général et ne la quittait plus. Et c’était très émouvant de voir ce vieux seigneur berbère et cet officier français, qui tous les deux avaient perdu un de leurs fils à la guerre, s’entretenir à mi-voix et communier dans un même sentiment douloureux et résigné... Elevant alors un peu le ton et s’adressant à nous tous, le Fqih nous dit qu’il ne souhaitait à personne le sort cruel qui venait de frapper Abd El Malek, mais que pourtant son fils était mort de la plus belle mort que puisse envier un homme, et que pour lui il était fier qu’il fût tombé pour le makhzen. Il dit : « le makhzen, » c’est-à-dire le gouvernement du Sultan, mais nous tous, nous comprenions bien qu’Abd El Malek était tombé pour la France.

Dans le camp, un incroyable silence. Pas un son de guimbri, pas le moindre tintement de fer. On eût dit que les bêtes elles-mêmes oubliaient de piaffer, et se retenaient de faire du bruit en broyant leur paille hachée. Sous la tente, les serviteurs faisaient passer devant nous les grands plateaux d’argent chargés de verreries et de porcelaines de Bohême, si délicates, si fragiles, si surprenantes à voir quand on songeait aux chemins incroyables qu’elles avaient traversés dans les couffins, sur les mulets et les ânes, pour arriver jusqu’ici. Des gâteaux, des amandes, des noix épluchées, des dattes sèches, une délicat collation circulait dans les assiettes dorées que les esclaves silencieux nous présentaient tour à tour. Du regard, sans en avoir l’air, le Madani dirigeait tout le service. Devant cet agréable goûter, seul notre silence rappelait que cette collation était un repas funéraire...

En ce même moment, là-bas, dans la vieille cité de Demnat, l’antique ville montagnarde aux eaux courantes et aux magnifiques