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brochettes minuscules des chevaux et des mulets attachés à la corde. Bientôt même toute trace de vie humaine disparaît. A notre droite, à notre gauche, deux chaînes de montagnes paraissent se dresser tout exprès pour guider notre marche. Mais au-dessous de nous, dans le couloir que nous suivons, le sol s’aplanit, s’égalise ; les accidents du terrain ne forment plus qu’une vaste étendue lisse, d’une belle couleur orangée, où les ravins et les collines sont pareils aux vagues ombrées d’une riche étoffe de moire.

Puis, les hautes montagnes nous quittent. L’immense plaine m’apparaît de nouveau ; et cette fois, du haut du ciel, je ne la reconnais plus. J’ai sous les yeux quelque chose qui fait songer à une pièce d’anatomie avec ses artères, ses veines et ses moindres vaisseaux. Tout ce qu’on a lu dans les histoires sur l’ingéniosité avec laquelle les Arabes irriguèrent autrefois l’Espagne devient subitement pour moi une réalité vivante. Partout, des séguias, des rigoles, pour amener la vie dans ce sol inanimé ; un prodigieux travail humain, dont on se rend peine compte quand on rampe à la surface. Çà et là, les oliveraies s’étendaient en grands lacs vert pâle. Et répandues un peu partout, les aires où l’on a battu le grain et réduit la paille en miettes, selon la coutume du pays, brillaient comme une monnaie d’or.

Mais qu’est-ce que ces milliers d’épingles que j’aperçois là-bas, enfoncées dans une pelote ? Il me faut un grand moment pour comprendre que ce hérissement grêle, c’est par milliers et par milliers les troncs élancés des palmiers avec leur couronne de palmes qui entourent Marrakech. La ville elle-même se dévoile au milieu de ses jardins. L’immense caravansérail de terre et de boue séchée, qui donne si fort l’impression de l’écroulement, de la ruine et de l’indéchiffrable, lorsqu’on s’égare à pied ou à mulet dans ses ruelles, se montre à vol d’oiseau comme un beau dessin sans bavures, avec ses cours et ses terrasses, ses espaces rectangulaires, ses blancs et ses noirs alternés, vraie fantaisie de géomètre ou de dessinateur applique. Ah ! la singulière impression de raser presque les terrasses, de tenir ouverte sous son regard cette vie d’Islam si cachée ! Mais à peine cette illusion a-t-elle eu le temps de se glisser dans l’esprit que le livre s’est déjà fermé ; l’appareil a touché terre : on a cessé d’être oiseau.