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Dès que je fus entré dans la ville, je tombai sur une foule imprévue. Il n’y avait guère qu’un enterrement, et l’enterrement d’un très grand personnage, qui pût mettre ainsi dans les rues, à cette heure ensoleillée (il était neuf heures du matin), tant de cavaliers et de piétons. Mais j’étais loin de penser que le mort dont cette multitude accompagnait la dépouille, c’était Si Madani Glaoui !

Il était mort le matin même. Le trépas d’Abd El Malek avait achevé de ruiner ce qui lui restait de vie. Après avoir quitté la harka, il s’était fait conduire en automobile à Demnat, pour y visiter le tombeau où l’on avait placé son fils. De retour à Marrakech, il s’étendit sur un matelas, dans un coin de son palais, demeura là deux jours malade, sans que personne autour de lui soupçonnât qu’il fût si près de sa fin. Dans une chambre voisine, une dizaine de tolbas, ses lecteurs habituels, lisaient tous ensemble à haute voix des chapitres différents du Coran, pour qu’une lecture complète du Livre attirât sur sa demeure la bénédiction divine. La nuit dernière, son état avait brusquement empiré. Ses frères accoururent auprès de lui. A peine étaient-ils arrivés, qu’il rendit l’âme, sur les quatre heures du matin.

Que se passa-t-il alors dans cette immense maison du Glaoui, pendant que les tolbas récitaient sur son corps les prières funéraires ? C’est le secret de ces grandes demeures où, dès que le maître a disparu, toujours quelque héritier impatient expédie des gens à lui, hommes et femmes, familiers ou esclaves, pour s’emparer des biens du mort, faire main basse sur l’or, les bijoux, les pierres précieuses, et tous les objets de valeur enfermés dans les cachettes les plus retirées du logis. Qui s’opposerait à ce pillage ? Les lois communes n’ont point accès chez ces grands seigneurs de l’Atlas ! Femmes, enfants, serviteurs du défunt, ses innombrables esclaves, sont livrés à la merci du parent le plus audacieux... Bruyants sanglots et traîtrise mêlés, grands éclats de douleur et profonde indifférence, serviteurs qui indiquent les cachettes et remettent des clefs mystérieuses, esclaves soudoyés qui écartent des témoins gênants, lâcheté devant le nouveau maître de ceux qui le desservaient la veille devant le maître défunt, enlèvement rapide de tout ce qui se peut emporter sous un haïk ou un burnous... voilà ce qu’on put voir, ce matin, dans la demeure du Madani. Et sans doute, parmi les centaines et les centaines de gens qui vivaient dans