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cet énorme logis, la douleur la plus sincère fut celle de cette vieille esclave, qui apportant sur sa tête un grand plateau de thé et apprenant que son maître était mort, jeta par terre avec violence le plateau tout chargé de tasses et de lourde argenterie, et s’affaissa, morte, au milieu de la porcelaine brisée.

Cinq heures ne s’étaient pas écoulées depuis que le Glaoui était mort, et toute la ville suivait déjà sa dépouille, car un cadavre est chose impure en Islam, et on s’en défait au plus vite pour qu’il ne souille pas la maison. Perdu dans cette foule immense qui s’écoulait, s’étranglait, s’arrêtait dans le lacis des rues étroites, j’étais très éloigné de la tête du cortège, et je n’entendais que par instant la voix des confréries qui précédaient les porteurs en chantant, — Aïssaoua, Hamadcha, Guénaoua, Tidjana, Derkhaoua, bien d’autres adeptes encore de quelque saint d’Islam, — dont les prières particulières se confondaient en une rumeur unique et monotone, une mélopée de plain-chant, très peu différente, j’imagine, de celle que promenait par les places, les rues et les ruelles de Paris, une procession du moyen âge.

Et le dédale des murailles croulantes que nous traversions maintenant, appartenait lui aussi à un très ancien passé. La mosquée de Moulay Sliman (un des sept patrons de la ville) où l’on portait, pour l’inhumer, le corps du Madani, est située au fond du quartier le plus secret de Marrakech. Des ruelles remplies de silence, des impasses profondes, des voûtes mystérieuses, des fontaines qui s’abritent sous de très vieux berceaux de vigne ; peu de boutiques ; quelques rares éventaires où de vieilles négresses vont acheter de la bougie, du sucre, de la menthe et du thé ; de belles demeures insoupçonnées qu’habite une bourgeoisie dévote, bref un endroit très vieil Islam, très à l’écart, très lointain, et où jamais Européen n’a l’idée de s’égarer. C’était là le séjour que Si Madani avait élu pour être le lieu de son repos. Combien ce choix en disait long sur les sentiments du mort ! Après bien des vicissitudes, ce grand seigneur berbère était devenu notre ami, et cette amitié hier encore, il l’avait scellée par le sang de son fils Abd El Malek. En apparence du moins, notre civilisation l’attirait. On le voyait avec empressement nous emprunter nos dernières inventions ; son palais était éclairé à l’électricité ; il se servait du téléphone ; il possédait plusieurs automobiles ; et jusque