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moment les faits de l’histoire contemporaine, flottant comme un pétale de rose sur les profonds remous de la politique et de la guerre, c’est cette inoubliable « apparition » féminine, la vision « d’un port de tête enchanteur dans une lumière qui semble émaner du visage, d’une masse de cheveux fauves semée de parcelles de feu et relevée en chignon, sur la blancheur d’une nuque parfaite, par une flèche d’or incrustée de roses et de rubis. »

Le caractère original de l’auteur des Histoires inquiètes, celui qui fait le fond permanent de sa poétique, et auquel on est toujours obligé d’en revenir, toutes les fois qu’on parle de lui, c’est le sens du mystère. Ses personnages si vivants nous donnent presque toujours l’impression de ne pas nous être entièrement connus ; il leur échappe par moments des gestes, des sentiments qui ne concordent pas avec ce que nous savons de leur manière d’être : on dirait qu’un second personnage qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes agit tout à coup à leur place, comme si, au milieu d’une pièce de théâtre, le souffleur s’avisait brusquement de modifier le texte et d’altérer les rôles. Il y a toujours, chez les héros de M. Conrad, un secret dont le mot ne nous est pas révélé ; ils vont, viennent, et soudain un pouvoir différent d’eux-mêmes se substitue à eux, leur fait commettre des actes étranges et imprévus. « Je crois, écrit-il quelque part dans son nouveau roman, que l’homme le plus audacieux et le plus résolu s’écarte souvent des voies logiques de la pensée. Il n’y a que le diable qui soit bon logicien. Je ne suis pas le diable. Je n’étais même pas sa victime. J’avais seulement, devant le problème qui se posait, abdiqué la direction de mon intelligence ; ou plutôt, c’est ce problème lui-même qui s’était emparé de mon intelligence et régnait à sa place, côte à côte avec une religieuse épouvante. Un ordre redoutable semblait se formuler dans les ténèbres les plus profondes de ma vie. » Il résulte de là que les héros de M. Conrad nous semblent toujours un peu autres qu’ils ne paraissent être ; leur physionomie ordinaire, leur allure, leurs habitudes et toutes leurs apparences si finement caractérisées ne semblent jamais, si l’on peut dire, qu’un déguisement provisoire, un masque qui ne sert qu’à nous dissimuler leur véritable essence, et sous lequel ils promènent l’énigme de leur destinée, jusqu’à ce que celle-ci jaillisse quelques secondes, pour nous laisser après éblouis dans la nuit, comme l’éclair subit d’une lanterne