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ne font que tournoyer comme des insectes autour de la flamme d’une bougie : le sage et studieux M. Mills, « cet homme de tournure un peu épaisse, d’esprit aussi fin qu’une aiguille, » et le capitaine Blunt, le type de l’aventurier correct, qui a coutume de se présenter en excellent français comme « Américain, catholique et gentilhomme, » ajoutant qu’il « vit de son épée, » et cherchant, par le moyen d’icelle, à pêcher noblement une fortune en eau trouble ; et c’est le Prétendant lui-même, don Carlos, et un journaliste jacobin, et le banquier Azzolati, et le peintre fameux Henry Allègre, et le misérable José Ortega, affolé de passion, avec ses favoris « en nageoires de requin, » ses tempêtes d’imprécations, son démon de meurtre et de désir.

Tous, ils ne font que suivre la beauté merveilleuse de la même apparition, comme une poussière soulevée sur les pas de dona Rita. Tous ont été touchés par le trait de l’amour. Ils entourent l’enchanteresse, l’assiègent, l’importunent ou l’amusent de leurs différentes folies. Ils ne sont là que pour montrer son charme irrésistible. Elle « monte à la tête, comme un verre de vin tourne la cervelle à un jeune homme. » Et elle passe au milieu d’eux, indifférente, « souffrant d’un sentiment de l’irréalité de la vie, » avec une vague crainte au fond de ses yeux bleus, et ce port de tête royal sous la masse fauve de sa chevelure que perce la flèche d’or.

Jamais l’art de M. Conrad n’a déployé plus de maîtrise que dans la composition de cet admirable portrait de femme. A cette liste d’amoureux que je viens d’énumérer, sans parler de « Monsieur George, » il est clair qu’il convient d’ajouter le romancier. Les cent premières pages du livre sont exclusivement consacrées à nous présenter l’héroïne. Elle nous apparaît d’abord, comme je l’ai dit, dans un long entretien que Mills et le capitaine Blunt tiennent devant le jeune homme, un soir de Mardi Gras, dans un café de la Canebière, afin de l’engager au service de la « Cause ; » et ainsi elle se révèle à nous et à l’adolescent charmé à travers les discours de ses adorateurs. Toutes leurs paroles sont remplies d’ « Elle. » Sans la connaître encore, nous avons tout de suite conscience de son pouvoir. Nous savons immédiatement qu’elle sera le sujet unique du roman. Nous savons que pour « elle » il n’y a pas d’obstacles, qu’elle fait les choses les plus incroyables « comme elle achèterait une paire de gants, » que don Carlos est à ses pieds, qu’elle fait ce