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qu’elle veut des ministres et des généraux. On nous rapporte des traits de son histoire, sa vie au « Pavillon, » dans l’atelier célèbre du peintre Henry Allègre, où défilait Tout-Paris pour voir les deux chefs-d’œuvre que l’illustre artiste a faits d’elle, la Jeune fille au chapeau et l’Impératrice byzantine ; et puis l’épisode du Lido, et le « potin » de la lune de miel avec le Prétendant, et enfin le mot du sceptique Allègre sur la jeune étrangère : « Il y a quelque chose en elle de la Femme de toujours, » — si bien que le lendemain, quand « Monsieur George, » dans la villa du Prado, aperçoit pour la première fois cette personne fabuleuse, après en avoir oui parler « comme jamais il n’avait entendu faire d’aucune femme, » sa première sensation est celle « d’un étonnement profond devant le fait de son existence. »

Son existence, quel conte de fées ! Il y avait une fois une petite fille en guenilles, « sèche comme une cigale et maigre comme une allumette, » qui gardait ses chèvres dans les gorges et les rochers de Lastaola, quelque part, là-bas, en Espagne. C’est là que son cousin José Ortega, encore petit garçon, tour à tour lui faisant la cour et lui jetant des pierres, donne à cette petite sauvagesse la première idée de son pouvoir et du caractère de l’amour. Un peu plus tard, elle est envoyée par son oncle le curé chez d’autres parents, négociants qui faisaient à Paris le commerce des oranges. Derrière la boutique en façade sur la vilaine rue populeuse, s’étendait un jardin. Un jour, le peintre Henry Allègre, qui habitait le pavillon au milieu de ce jardin, aperçoit assise, les pieds dans l’herbe, sur un vieux balustre écroulé, une jeune bohémienne à tignasse fauve ébouriffée, absorbée dans la lecture d’un chiffon de roman. Elle avait une robe noire trop courte, « une petite robe de deux sous, et un trou à ses bas. » II la regarde, du haut de sa barbe « ambroisienne, » comme Jupiter admirant une mortelle. Elle le regardait aussi, immobile ; enfin, il murmure : « Restez donc, » et c’est lui qui s’en va à pas lents. Cet Allègre, « fils d’une canaille de marchand de savon millionnaire, » peintre, amateur, collectionneur, favori dédaigneux du monde légitimiste, » avec son air sévère de prince à figure de Croisé, comme on en voit sculptées sur les pierres des tombes d’autrefois, » s’amuse à dégrossir ce petit bijou sauvage ; il l’emmène avec lui en Corse et reparait dix-huit mois après, avenue du Bois,