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pour les chansons de geste. Comme on a créé la fiction d’une épopée primitive et populaire, on crée la fiction d’une épopée animale antérieure aux poèmes écrits. Cette épopée animale, où a-t-elle pris naissance et à quelle époque ? Demandez-le à Grimm : dans les forêts de Germanie, avant les invasions. Mais, Jacob Grimm n’est plus à la mode ; c’est un vieux romantique suranné ? Demandez-le donc à M. Hermann Suchier, professeur de philologie romane à l’Université de Halle et, en 1900, l’auteur d’une Histoire de la littérature française ; il écrit : « La thèse de Jacob Grimm, qui voyait dans les contes d’animaux circulant parmi le peuple la source principale du Renard, a été confirmée par les plus récentes investigations. Les Germains, qui ont répandu en France tant de légendes, de coutumes, d’institutions et de manières de voir, ont aussi contribué pour une large part à y introduire les contes d’animaux. Aux Français appartient sans conteste le mérite d’avoir les premiers développé ce genre littéraire dans une langue moderne. » Que ces lignes sont bien allemandes ! Elles vous ont, avec perfidie, un si bon air de loyauté ; elles se terminent si gentiment sur l’éloge des Français ! Seulement, avant de rien accorder aux Germains, l’on a fait aux Germains la part du lion, sans discrétion ni cérémonie : le Roman de Renard est allemand, tout allemand, et allemand comme on ne l’est pas ; ensuite, ces gracieux Français en ont traduit quelques morceaux, avec talent.

C’était le seul moyen d’annexer à la Germanie le Roman de Renard, écrit chez nous, et en français, par des Français. Il y a bien un Reinhart Fuchs, en allemand. Mais il n’a pas l’ancienneté que l’on voudrait et il dérive trop évidemment des poèmes français : de poèmes perdus, disait-on ; de nos poèmes conservés, comme le dit et le prouve M. Lucien Foulet. Le seul moyen d’annexer à la Germanie le Renard était ainsi de supposer, à l’origine de ce roman, toute une épopée animale, non écrite, et populaire, et perdue, et de source allemande. Allemande ? Mais oui ! Et, comme elle est perdue, — ou n’a point existé ailleurs que dans l’imagination de Jacob Grimm et compagnie, — allez donc y voir, si j’ose m’exprimer ainsi !

Comment se fait-il que la théorie allemande, si allemande, si peu conforme aux saines méthodes françaises et, d’ailleurs, si manifestement profitable aux cupidités de la Germanie, ait eu chez nous ce grand succès ? Car elle avait conquis tous nos savants, ou à peu près : la résistance que lui opposa Paulin Paris n’en préserva point