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Renard accompagnant Isengrin, le folklore ancien du Laonnois nous donnerait, et grand merci, les deux héros du Renard. Seulement, il est difficile de lire Renard sous le vocable Renulfus ; et puis la phrase où il y a Renulfus et où Gaston Paris nous invite à flairer le renard est toute dépourvue de signification, par malheur. Un autre manuscrit, par bonheur, fournit le texte véritable, où il faut lire, au lieu du Renulfus très bizarre, le participe revulsus. Tout aussitôt, la phrase devient claire : mais le Renard en est absent. Ainsi tombe, s’évanouit et disparaît le folklore animal des années 1114 à 1117, qui était le meilleur appui de la doctrine et qui prêtait un joli air d’ancienneté aux anecdotes que nos vaillants folkloristes modernes recueillent en se promenant. Il n’en reste rien, que le sobriquet d’Isengrin, donné au loup dans le Laonnois par quelques personnes, dont un évêque, sobriquet d’ailleurs assez rare, assez peu familier au public ordinaire pour que Guibert ait dû l’expliquer et le traduire à son lecteur.

Ainsi tombe, s’évanouit et disparaît le prétendu folklore ancien, chaque fois qu’on essaye de le dater, si l’on ne cède pas à la tentation de lire ce qu’il serait agréable de lire et si l’on a pris son parti de lire tout uniment ce qui est écrit. Ainsi tombe, s’évanouit et disparaît, généralement, toute espèce de folklore, fût-il moderne, si l’on a soin d’apporter à son examen la méthode et la précaution que la saine critique recommande. Il ne suffit pas de recueillir un conte : il faut se méfier du conteur. La méfiance et la critique, c’est tout un. Le conteur populaire, à qui a-t-il emprunté son anecdote ? A son camarade, n’est-ce pas ? lequel la tenait du soldat qui, l’ayant apprise au régiment, la colportait à Montiers sur Saulx ! Mais, au régiment, c’était un malin qui la débitait, et qui peut-être la tenait d’un « savant » ou l’avait lue dans un livre. Derrière les conteurs populaires, il y a toujours, visibles ou cachés, des savants et des livres. La foule n’invente rien : quelqu’un dans la foule a peut-être inventé le sobriquet d’Isengrin ; mais la foule n’a composé jamais ni une épopée ni le Roman de Renard. Un chanteur populaire invente une pauvre petite chanson peut être, courte et sotte : les belles chansons populaires sont l’œuvre de poètes bien doués et lettrés, qui ne les ont pas toujours signées, qui les ont toujours écrites, ce qui s’appelle écrire ; mais n’allez pas confondre, pour les besoins de la cause, la poésie anonyme et la poésie populaire. C’est un métier de faire un livre, une épopée, un roman ; c’est un métier qu’on ne sait pas sans l’avoir appris. Les poètes ouvriers ou paysans qui excitaient l’admiration de la bonne Mme Sand, veuillez les lire, étaient pourris de littérature. Charles