Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/711

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écrits ; serait-ce l’écriture, le seul fait d’avoir été un beau jour rédigée, qui empêcherait une histoire d’animaux d’être connue on divers lieux et conservée au cours des siècles ?

Si ingénieux que soient les folkloristes — et, d’habitude, ils ne le sont que trop : le désir de composer un joli recueil touche ces gens de lettres et les anime, — et plus est rigoureuse leur loyauté, souvent mise à l’épreuve, moins leurs recueils sont aguichants : ils n’ont à nous offrir que des récits d’aujourd’hui, du folklore moderne. C’est par hypothèse, — et quelle hypothèse en l’air ! — qu’on vieillit ce folklore et qu’on le place à une époque si ancienne, plus reculée que le XIIe siècle où fut écrit le Roman de Renard. Il nous faudrait du folklore ancien, daté par exemple du XIe siècle ou des premières années du siècle suivant. Il n’y en a pas. On en cherche ; et l’on n’en trouve pas : mais on tâche d’en attraper au moins la trace, fût-elle extrêmement ténue, un peu effacée même. Or, entre les années 1114 et 1117, Guibert, abbé du monastère de Nogent, près de Coucy, écrivit en latin l’histoire de sa vie et raconta comment Galdricus, évêque de Laon, fut assassiné par un vilain nomme Teudegald. Ce vilain, l’évêque le connaissait et avait coutume de l’appeler Isengrin, parce qu’il avait un visage de loup. Guibert ajoute : « Quelques personnes, en effet, nomment ainsi les loups. » Dans le Roman de Renard, qui est une œuvre de la fin de ce XIIe siècle, chacun sait que le loup s’appelle Isengrin. De sorte que, disent les théoriciens des origines populaires, les aventures d’Isengrin couraient le Laonnois environ trois quarts de siècle avant que ne fût rédigé le Roman de Renard tel que nous le possédons. Il y avait donc un roman de Renard, populaire et non écrit, à une époque où n’existaient ni Pierre de Saint-Cloud ni Bernard de Lison. Voilà conclure, et promptement ! M. Foulet ne se laisse pas mener là. Ce n’est pas le vilain nommé Teudegald, c’est l’évêque de Laon, qui emploie le sobriquet d’Isengrin : donc, vous ne savez pas que cette façon de parler fût populaire. Et Guibert de Nogent ne dit pas que le sobriquet d’Isengrin fût d’un usage populaire : quelques personnes, dit-il, l’emploient volontiers. Bref, ce passage de Guibert prouve que les auteurs du Roman de Renard n’ont pas inventé le nom d’Isengrin, mais ne prouve pas du tout qu’ils n’aient pas inventé les aventures d’Isengrin. Dans le même passage de Guibert, un mot n’était pas facile à comprendre : on lisait Renulfus ; et, tout de go, l’on traduisait Renard. Vous voulez rire ? Mais non ! Gaston Paris lui-même écrit : « Il semble bien que le nom de Renoul soit employé comme le fut plus tard celui de Renard. » Renulfus, Renoul et Renard : ainsi