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la matière de ses plus assurés chefs-d’œuvre. Un peu plus tard, encouragé par Buloz, il donnait à la Revue des Deux Mondes cette belle série d’essais, qui ont été la première manifestation complète de son « génie critique. » Et plus tard enfin, en 1849, quand, à son retour de Liège, Véron lui proposa de donner au Constitutionnel, tous les lundis, « un article littéraire, » — au tarif de cent vingt-cinq francs l’article, — il accepta sans se faire beaucoup prier. « Au fond, — nous avoue-t-il, — c’était mon désir. Il y avait longtemps que je demandais qu’une occasion se présentât à moi d’être critique, tout à fait critique, comme je l’entends, avec ce que l’âge et l’expérience m’avaient donné de plus mûr et aussi peut-être de plus hardi. » Et c’est ainsi, on le sait, que sont nées les Causeries du Lundi.

Imaginez maintenant un esprit fin, ingénieux, « rompu aux métamorphoses, » apte à tout, — ou presque tout, — comprendre, foncièrement modéré, quoique un peu sceptique, très consciencieux d’ailleurs et à peu près dépourvu de tout parti pris à l’égard des idées et des talents, prodigieusement instruit et averti enfin. Chaque semaine, à propos d’un livre qui paraît, d’un fait d’actualité, ou simplement au hasard de la rencontre ou de l’inspiration du moment, en une quinzaine de pages, il entreprend, « sans manquer aux convenances, » « de dire enfin nettement ce qui lui semble la vérité sur les ouvrages et sur les auteurs. » Et tantôt c’est un portrait en pied de l’auteur, tantôt c’est une analyse fouillée, tout à la fois précise et vive de l’ouvrage ; tantôt c’est une dissertation mi-littéraire, mi-morale, mais dénuée de tout pédantisme, sur une question à l’ordre du jour ; et tantôt, c’est tout cela à la fois ou successivement, ce sont ces divers points de vue adroitement combinés et entrelacés et qui, par des transitions insensibles, avec une extrême variété de tons et de nuances, se déroulent dans un ordre dont l’apparente et piquante irrégularité est, en fait, soumise aux secrètes exigences d’un art très sûr et très conscient. Telle est la « causerie » qu’a inaugurée Sainte-Beuve, pour le plus grand charme et l’instruction de ses lecteurs : l’essai, tel qu’il l’a conçu et pratiqué, reste un modèle que l’on peut sans doute égaler, mais qu’il paraît bien difficile de surpasser.

A-t-il, sans l’avoir assurément voulu, découragé par avance ses imitateurs ou ses émules ? Ce qui est sûr, c’est que le genre