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même de l’essai, — ce genre si français, l’un de ceux qui, avec le roman, permettent le mieux à l’écrivain de donner toute sa mesure, — est de plus en plus délaissé parmi nous. Nous avons certes d’excellents historiens et de très brillants chroniqueurs ; nous n’avons plus guère d’essayistes. L’histoire est à l’essai ce que le livre est à l’article, le livre développé, documenté, qui traite à fond une question, et qui vise à être complet et, si possible, définitif. La chronique même n’est pas l’essai ; elle peut le devenir, — et, pour ne point parler des vivants, ce n’est pas dans cette maison, qui fut celle de Brunetière, qu’il est permis de l’oublier ; — elle ne l’est pas nécessairement. La chronique comporte plus de fantaisie, quelque chose de plus rapide, de plus léger, de plus improvisé que l’essai. L’une et l’autre, l’histoire et la chronique, ont leur utilité, leur intérêt et leur charme : car, c’est La Fontaine qui l’a dit,


Il faut de tout aux entretiens ;


Le public contemporain, ainsi qu’il convient, estime les œuvres d’histoire, et il goûte les chroniques ; mais il regrette plus qu’on ne le pense les essais. Si Sainte-Beuve revenait au monde, il lui ferait fête ; il recueillerait avec joie ses jugements et ses avis ; il serait heureux de l’entendre deviser « des ouvrages de l’esprit ; » il lui saurait un gré infini de le guider dans ses lectures, de le mettre en garde contre certains engouements, d’éclairer son goût, de le préserver des surprises de la publicité et de la réclame ; il applaudirait aussi vivement que lorsque parut dans la Revue son manifeste, toujours actuel, sur la Littérature industrielle. Et à défaut d’un Sainte-Beuve, on ose prédire une carrière féconde et enviable à tout essayiste de science, de conscience et de talent qui, de plus ou moins loin, s’efforcerait aujourd’hui de marcher avec continuité sur ses traces.


A part d’assez rares exceptions, ce qui manque aux critiques d’à présent, — on le notait ici même, il y a quinze jours, — c’est la richesse et la solidité de culture qui formait l’une des supériorités de Sainte-Beuve. Quand on a bien pratiqué l’auteur du Port-Royal et des Lundis, on reste émerveillé de l’ampleur de sa curiosité, de la précision et de l’étendue de ses connaissances.