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mais qui, sans jamais cesser de s’enrichir, s’est retrouvé au total ce qu’il n’avait pas cessé d’être, ce qu’il était à ses débuts : le goût d’un classique français. Une simplicité élégante, et qui n’exclut ni la force, ni la profondeur, une sobriété sans sécheresse, un extrême besoin de clarté et de précision, un amour passionné de la mesure, de l’équilibre, de la raison, — d’une raison qui connaît ses limites et qui les accepte, — la recherche de l’observation morale et le souci perpétuel de ce qui peut servir à la conduite de la vie : cet idéal littéraire, qui fut celui de Racine et de Molière, de La Bruyère et de Fénelon, de La Fontaine et de Bourdaloue, fut celui de Sainte-Beuve. C’est au nom de cet idéal, qui est proprement l’idéal français, qu’il a fini, après les avoir un moment favorisés, par condamner les excès du romantisme. Et c’est à cet idéal encore qu’il essayait de rallier les jeunes écrivains qui, sous le second Empire, arrivaient à la notoriété, pour lesquels il avait « sonné le coup de cloche, » et qui acceptaient volontiers ses directions et ses conseils. Si, comme on l’a souvent observé, il y a plus d’un trait commun entre la littérature de cette époque et notre littérature classique, Sainte-Beuve y est certainement pour quelque chose.

Il était si bien, dans son fond, un classique, et même un humaniste, — c’est tout un, — que là même est la raison profonde de l’opposition qu’il a toujours faite à ceux qui, comme Taine, rêvaient d’une « critique scientifique » et se flattaient d’emprisonner une âme humaine dans une formule :


Le dernier mot d’un esprit, d’une nature vivante, — s’écriait-il, — certes il existe, mais dans quelle langue le proférer ?... Pour moi, ce dernier mot d’un esprit, même quand je serais parvenu à réunir, à épuiser sur son compte toutes les observations biographiques de race et de famille, d’éducation et de développement, à saisir l’individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu’au bout de sa carrière, à posséder et à lire tous ses ouvrages, — ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais à deviner plutôt que de me décider à l’écrire ; je ne me risquerais qu’à la dernière extrémité.


Ces délicats scrupules, si joliment exprimés, du goût classique, — et du véritable esprit scientifique, — n’ont rien perdu de leur actualité.