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SAINTE-BEUVE
ET
ADÈLE COURIARD
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

A l’âge de cinquante ans, Sainte-Beuve s’était installé définitivement dans une vie de travail acharné et solitaire. Cette activité cachait un désenchantement et une lassitude immenses. Pendant quelques années, un souffle de fraîcheur, venu du lac Léman, apporta au critique un soulagement momentané. Au mois de septembre 1856, Sainte-Beuve recevait de Genève la lettre d’une jeune fille, qui lui disait son admiration et sa reconnaissance. Habitué à juger les styles et les caractères, il reconnut vite dans sa correspondante une nature supérieure.

Adèle Couriard était alors âgée de vingt-cinq ans, étant née à Genève en 1831. Fille de pasteur, elle avait reçu une éducation austère. Elle vivait assez modestement avec sa mère et son frère : pour gagner le pain de la famille, le pasteur Couriard avait dû s’expatrier et remplissait le poste de précepteur auprès du prince héritier Nicolas, fils du futur tsar Alexandre III. De tout temps, un des traits de son caractère fut l’ardeur de ses convictions religieuses. Très vive, d’une intelligence ouverte et cultivée, elle était sujette à l’enthousiasme ; quoique sensible et douée de sympathie, elle devenait parfois mordante et déconcertait les plus spirituels par l’imprévu de ses réparties. Ses yeux noirs se détachant sur un teint clair et adoucis par un gracieux sourire, sa voix chantante, sa parfaite courtoisie lui